« On ne trouvera la paix qu’en donnant à nos enfants les armes du dialogue », affirmait le sociologue britannique d’origine polonaise Zygmont Bauman, décédé le 9 janvier 2017 à Leeds, au Royaume-Uni. Il avait 91 ans. L’Osservatore Romano lui a réservé un long hommage.
En participant à la rencontre interreligieuse d’Assise 2016 pour la paix, le 20 septembre, il avait appelé les peuples au dialogue et à la distribution équitables des fruits de la terre. « Il y a une lumière au bout du tunnel », avait-il assuré.
Auteur de plus de 50 livres, Zygmunt Bauman a été considéré comme une voix morale forte pour les pauvres dans un monde bouleversé par la globalisation. En 1998, il lança sa métaphore de la « société liquide » pour décrire le monde contemporain.
Dans son intervention à Assise, Zygmont Bauman a appelé à « considérer les autres, les étrangers, ceux qui appartiennent à des cultures différentes, comme des personnes dignes d’être écoutées ».
« On ne trouvera la paix qu’en donnant à nos enfants les armes du dialogue, a-t-il estimé, en leur enseignant à lutter pour la rencontre, pour la négociation. Faire cela c’est leur donner une culture pour créer une stratégie pour la vie, une stratégie orientée vers l’inclusion et non l’exclusion. »
Voici notre traduction du discours de Zygmunt Bauman à Assise, publié en italien par la Communauté de Sant’Egidio, organisateur de la rencontre pour la paix.
MD
Discours de Zygmunt Bauman
Il y a une lumière au bout du tunnel
Je suis venu ici pour faire quelque commentaire mais aussi pour partager avec vous une histoire, espérant qu’il y ait une lumière au bout du tunnel. Ce que je vais vous dire c’est qu’une lumière au bout du tunnel est encore loin, arriver au tunnel est encore long et dangereux.
L’humanité a des centaines d’années d’histoire qui peut se résumer de mille façons, dont l’une est l’expansion du pronom personnel « nous », indiquant un certain nombre de personnes qui a grandi progressivement et de manière constante. Les anthropologues soutiennent qu’au début il s’agissait d’un groupe de 150 unités. Tout le reste se résumait en un mot : les autres. Le reste était des personnes qui n’étaient pas nous. Un nombre nécessairement limité. Avec le temps, ce nombre a augmenté, vint l’époque des tribus, des premières communautés qui restaient toujours un nous. Ces personnes ne se connaissaient pas personnellement. Puis arriva l’époque des nations-états et des empires et aujourd’hui je peux dire que nous nous trouvons à une étape de cette chaîne d’événements, jamais connue auparavant.
Toutes les étapes et les phases qui ont marqué l’histoire de l’humanité, avaient un dénominateur commun : elles se caractérisaient par l’inclusion d’un côté et l’exclusion de l’autre. Il y avait une identification mutuelle, par inclusion ou exclusion. On pouvait mesurer le « nous » aux hostilités réciproques. Le « nous » signifiait que nous n’étions pas eux. Et qu’eux n’étaient pas nous. Les uns avaient besoin des autres pour exister comme entité liée l’une à l’autre et pour s’identifier dans un lieu ou un groupe d’appartenance. Il en fut ainsi tout au long de l’histoire humaine. Provoquant de grandes effusions de sang. Une forme d’auto-identification née de l’identification de quelque chose d’autre par rapport à notre prochain. Aujourd’hui nous sommes confrontés à la nécessité inéluctable de la prochaine étape dans cette histoire, une étape où l’on est en train d’élargir la notion d’humanité. Parlant d’une identité de soi, nous avons un concept de ce que nous incluons dans cette idée d’humanité mise ensemble. Je dirais que nous sommes confrontés à un saut successif qui demande l’abolition du pronom « eux ». Jusqu’à maintenant nos aïeux avaient quelque chose en commun : un ennemi. Maintenant, face à cette perspective d’humanité mondiale, où trouvons-nous cet ennemi?
Nous sommes face à une réalité cosmopolite. Toute chose faite, même dans les coins les plus reculés de la terre, a un impact sur le reste de notre planète, sur ses perspectives futures. Nous dépendons tous les uns des autres et on ne peut pas revenir en arrière. C’est pourquoi nous cherchons à gérer cette situation cosmopolite, mais par les moyens développés par nos ancêtres qui avaient affaire à des territoires limités, et c’est un piège, un problème, un défi qui se pose à nous. Nous devons comprendre comment nous intégrer sans augmenter les hostilités. Comment nous intégrer sans séparer les peuples qui n’appartiennent pas à un même lieu. Comment y parvenir ? C’est la question fondamentale de notre époque. Heureusement un grand don nous a été fait : le christianisme, l’Eglise catholique. Et le pape François nous indique la voie à suivre. Je voudrais citer trois points et les développer.
1. Le dialogue, un mot que nous ne devrions répéter inlassablement. Il nous faut promouvoir une culture du dialogue, par tous les moyens possibles, et reconstruire le tissu de la société. Nous devons considérer les autres, les étrangers, ceux qui appartiennent à des cultures différentes, des personnes dignes d’être écoutées. On ne trouvera la paix qu’en donnant à nos enfants les armes du dialogue, en leur enseignant à lutter pour la rencontre, pour la négociation. Faire cela c’est leur donner une culture pour créer une stratégie pour la vie, une stratégie orientée vers l’inclusion et non l’exclusion.
2. Nous devons comprendre qu’une distribution équitable des fruits de la terre et du travail humain n’est pas faire œuvre de « pure charité » mais une obligation morale. Si nous voulons repenser nos sociétés, nous devons créer des postes de travail dignes et bien payés surtout pour nos jeunes, nous devons passer d’une économie liquide, qui utilise la corruption comme moyen pour tirer profit, à une solution qui puisse garantir l’accès à la terre par le travail. Le travail est le moyen par lequel nous pouvons refaçonner notre « vivre ensemble » en partageant les fruits de la terre, les fruits du travail humain.
3. Le pape François soutient que la culture du dialogue doit faire partie intégrante de l’éducation et de l’instruction que nous fournissons dans nos écoles, de manière interdisciplinaire, pour donner à nos jeunes les outils nécessaires pour résoudre les conflits différemment, pas comme nous étions habitués à le faire. Tout cela n’est pas facile et c’est processus à très long terme. C’est une manière différente de celle que l’on suit en politique. Il n’y a pas de recette facile pour acquérir la culture du dialogue, pas de raccourci. Tout le contraire. Un proverbe chinois dit: « Nous devons penser à l’année prochaine en plantant des semences, aux dix prochaines années en plantant des arbres, aux cent prochaines années en éduquant les personnes ». L’éducation est un processus à très long terme. La création d’un monde pacifique n’est pas comme se préparer une tasse de café , c’est bien plus compliqué.
Nous avons besoin, plus que de tout autre chose, se nous voulons suivre les conseils du Pape, de développer des qualités qui ne sont pas faciles dans ce monde: la patiente, la cohérence, la planification à long terme. Je parle d’une véritable révolution culturelle, qui doit être l’exact contraire par rapport au monde où les personnes vieillissent et meurent avant même d’être nées. Patience, donc: nous devons nous concentrer sur les objectifs à long terme, sur la lumière au bout du tunnel, quelle que soit sa distance au moment où nous l’observons.
Traduction de Zenit. Océane Le Gall