« Quelque quarante ans plus tard, les données ont complètement changé et nous sommes en présence d’une nouvelle génération qui fait son apprentissage de l’engagement sans peur aucune d’affronter les puissances installées et les idéologies dominantes », estime Grérd Leclerc, dans cet entretien qui sera repris dans le prochain numéro de France Catholique (http://www.france-catholique.fr). Il entrevoit des perspectives pour prolonger la mobilisation du printemps 2013 en France par une réflexion approfondie sur un mouvement qu’aucun sociologue n’avait vu venir.
Zenit – L’été impose une sorte de suspension des grandes actions spectaculaires. Vous semblez attendre beaucoup de cet intermède, pour une réflexion intense sur la mobilisation passée et ses possibles prolongements…
Gérard Leclerc – Il me semble en effet que la pause de l’été est tout à fait favorable à une relecture des événements passés pour tenter de les mieux comprendre, saisir leur originalité et leur fécondité. Par là, je n’entends nullement séparer l’action de la réflexion. Rien n’a été inutile dans tout ce qui a été fait, y compris dans ce qui pouvait apparaître aventureux, voire assez activiste. L’imagination militante qui s’est déployée dans des directions très diverses, était une des marques les plus intéressantes de ce mouvement qui s’est distingué à la fois par ses convictions très ancrées et par une imagination inépuisable dans les formes d’intervention. Il serait désastreux que se perde cette spontanéité toujours en renouvellement, mais en même temps il convient de réfléchir plus intensément aux questions fondamentales sur lesquelles tout s’est fondé.
En ce sens, j’attends beaucoup des diverses universités d’été qui se préparent ici ou là, très diverses d’inspiration et de finalité, elles peuvent déboucher sur des prises de conscience et des projets pour les années à venir. J’apprécie cette diversité et ce caractère imprévisible.
Un seul exemple : les Veilleurs ont décidé d’organiser une longue marche de plus de 300 km, qui, avant de se diriger vers la région parisienne, devrait faire étape aux alentours de Notre-Dame des Landes… À première vue, cela pourrait ressembler à de la provocation. Quoi de commun entre les militants de La Manif pour Tous et ces écolos que l’on associe à l’écologisme officiel d’Europe Écologie-Les Verts ? Mais justement, il pourrait bien y avoir des surprises. Ceux qui occupent depuis des mois l’espace dont Jean-Marc Ayrault voudrait faire un grand aéroport, n’ont peut-être pas grand-chose à voir avec les obsessions idéologiques de Noël Mamère et de Barbara Pompili. On pourrait même découvrir une contradiction totale entre le constructivisme inhumain des réformateurs sociétaux et ceux qui vont puiser chez Jacques Ellul, Hans Jonas ou Gunther Anders leur défiance à l’encontre de l’arraisonnement technique de l’humanité. Je ne sais pas si une vraie discussion pourra se déployer mais elle pourrait révéler un accord profond sur l’anthropologie, avec la perspective d’autres alliances et d’autres combats. Ce n’est qu’une hypothèse, mais elle vaut la peine d’être esquissée.
Justement, cette référence à l’anthropologie n’implique-t-elle pas un retour sur les fondamentaux du combat de ces derniers mois ? N’y a-t-il pas un travail philosophique, voire multi-disciplinaire, à accomplir pour mieux comprendre de quoi l’on parle quand on s’accroche à la différence des sexes, à la filiation et au refus de l’artificiel ?
De fait, le combat contre le mariage pour tous est directement dépendant, dès le départ, d’une philosophie de l’homme, de la vie humaine, des rapports familiaux et sociaux, qui mettent en cause tous les domaines du savoir et singulièrement les sciences humaines qu’il est impossible de couper de leur référent philosophique.
Lorsqu’on fait appel à la biologie, en faveur du respect de la différence sexuelle, on ne peut ignorer que ce biologique dépasse le biologique parce que la vie humaine suppose un saut ontologique par rapport à la vie animale et nous renvoie à une spécificité qui n’est pas thématisable avec des concepts naturalistes. Être homme ou être femme, ce n’est pas simplement l’effet d’une configuration anatomique, même si le corps est totalement lié à cette différence.
Je serais heureux, personnellement, que des philosophes reviennent là-dessus parce que la réponse aux théorisations du gender est tout à fait inadéquate, lorsqu’elle se fonde sur une réévaluation de la nature opposée à une surévaluation de la culture. Ce schéma binaire est tout à fait désastreux et conduit à des équivoques, des impasses, et même des erreurs absolues.
Je sais bien que les choses sont compliquées, qu’elles sont liées à l’histoire de la pensée. Raison de plus pour affronter les difficultés par le haut en comprenant beaucoup mieux ce que cela signifie : le corps, ou la chair. Le corps humain, la chair vivante, nous renvoient aux phénomènes pléniers qu’il s’agit de voir et de comprendre pour eux-mêmes.
Il n’y a pas d’un côté la vie qui nous enfermerait dans ses déterminismes et de l’autre la construction de soi, ouverte à tous les possibles. Il y a un être vivant qui aspire à exister dans l’auto-développement de soi-même. J’indique ici une piste de réflexion dont un Michel Henry (*) pourrait être le guide le plus avisé et le plus expérimenté.
Vous pensez que les universités de cet été pourront aborder ce genre de problématique ? N’est-elle pas réservée à des cénacles d’initiés déjà aguerris à une pensée très « technique » ?
Tous les participants à ces universités ne sont pas forcés d’avoir lu L’essence de la manifestation (**) dudit Michel Henry ou l’ensemble de son œuvre. Mais d’une façon ou d’une autre, il devra y avoir une sensibilisation philosophique qui permettra au plus grand nombre de mieux comprendre le domaine de l’anthropologie.
J’insiste aussi sur le fait qu’il y a connivence avec toutes les sciences de l’homme et qu’il faut encourager les collaborations interdisciplinaires qui feront mieux ressortir la richesse et les complémentarités de la réflexion. J’ajoute que je suis moi-même sensible à une autre dimension du problème qui est celle de l’histoire de la pensée depuis, disons, 1968. Je ne dis pas seulement cela parce qu’il s’agit de l’engagement de ma génération mais parce qu’il n’est pas possible de percevoir les enjeux actuels, si l’on n’a pas en mémoire tout ce qui a précédé et s’origine largement dans la révolution culturelle des années soixante.
Je ne veux pas reprendre ici ce dossier que j’ai souvent largement développé, sauf à en rappeler la génératrice première. Celle-ci pourrait se référer au livre de Marcuse, significativement intitulé Éros et civilisation. On n’est pas arrivé à la théorie du gender ou au mariage gay par génération spontanée. Il a fallu toute une évolution intellectuelle dont les philosophies du désir des années soixante/soixante-dix ont été les principaux agents. Un des problèmes d’aujourd’hui consiste dans le fait qu’il n’y a pas eu d’opposition structurée et consciente à ces courants, notamment dans le milieu chrétien. J’en excepte le cas Clavel, qui est tout à fait singulier, et qui, avec le recul du temps, me paraît avoir été complètement incompris par le monde ecclésial. Une des explications réside dans le retard culturel de ce monde qui a été fasciné par le marxisme d’après-guerre et ne s’est pas aperçu d’un renversement total de perspective dans les années soixante. J’y vois une grande partie de l’explication de l’effondrement de l’appareil ecclésiastique et de la pratique religieuse.
Il est vrai que les choses sont allées concomitamment. À la fois, l’Église perdait les générations où elle a
urait dû trouver ses cadres et son renouvellement humain, à la fois elle se trouvait terriblement démunie, spirituellement et intellectuellement devant l’affrontement qui lui était imposé. Clavel, lui, voyait parfaitement clair parce qu’il était au cœur du mouvement et de l’effervescence culturelle. C’est pourquoi il s’adressait à son ami Pierre Boutang pour approfondir le diagnostic de la pensée du désir et reformuler l’éclairage philosophique et théologique correspondant. Cela donna lieu à la publication d’un des plus beaux ouvrages de l’époque, L’Apocalypse du désir, publié chez Grasset en 1979, malheureusement quelques jours avant la mort de Clavel. Cette somme magistrale, incroyablement prophétique, fut complètement ignorée, sauf par quelques centaines de lecteurs à même de surmonter la difficulté incontestable de lecture, et d’assimiler la charge offensive de ce manifeste. En montrant que le nihilisme structurait cette apocalypse, sous ses aspects libertaires et subversifs, Boutang affirmait qu’il s’agissait d’une « pentecôte pour la mort » et que seule la puissance de la Rédemption pouvait rendre au désir son élan vers la vie.
Dans l’ensemble, le message ne fut ni entendu, ni reçu, pas plus d’ailleurs que ne fut entendue et reçue alors, à sa véritable dimension, la pensée de René Girard, qui était aussi une critique radicale des désirants modernes.
Vous sembler noter un retard dans la réaction du corps ecclésial à cette révolution culturelle qui bouleversait tout. Mais, justement, l’Église de France ne s’est-elle pas distinguée singulièrement sur ce terrain ?
J’ai déjà abordé ce sujet dans de précédents entretiens, mais il y faudrait tout un livre. Pour moi la question de fond est celle de l’échec abyssal de ce qu’on a appelé le christianisme conciliaire, et dont le rapport à Vatican II est plus que problématique. Certes, il y a eu au Concile une volonté certaine de mieux comprendre le monde contemporain, mais ce n’était sûrement pas pour en cautionner toutes les directions et toutes les dérives. Or il s’est produit au lendemain du Concile un mouvement de défiance à l’égard de l’héritage ecclésial, à quoi correspondait une confiance sans mesure à l’égard du monde dit moderne.
L’Église avait fauté, parce qu’elle n’avait pas su faire le choix du progrès, en se crispant sur la nostalgie d’un monde ancien. Il convenait donc de changer radicalement d’attitude et de stratégie, en se rendant éperdument à la marche de l’histoire. Encore fallait-il identifier soigneusement le sens de cette marche, en ne se trompant pas à propos du communisme, dont toute une mouvance militante subira la fascination jusqu’à l’effondrement du mur de Berlin.
Par ailleurs, le libéralisme qui allait sortir vainqueur de la guerre froide, devait être lui-même l’objet d’un discernement supérieur, qui visiblement manqua à beaucoup de cadres. Le résultat, ce fut l’anéantissement de ce christianisme dit conciliaire dont les militants se dispersèrent dans la nature et dont le clergé ne se reproduisit pas.
Quelque quarante ans plus tard, les données ont complètement changé et nous sommes en présence d’une nouvelle génération qui fait son apprentissage de l’engagement sans peur aucune d’affronter les puissances installées et les idéologies dominantes. Mon sentiment et mon analyse, c’est que le catholicisme est en train de se reconstruire complètement et qu’en un certain sens la période des années soixante/soixante-dix du vingtième siècle est comparable à la rupture révolutionnaire de la fin du dix-huitième siècle. Il y a eu une tourmente incroyable et une autre réalité chrétienne apparaît aussi bien au dix-neuvième siècle qu’aujourd’hui.
Je ne suis pas persuadé que tout le monde soit pleinement conscient de la mutation en cours. Je ne veux pas faire de jugement téméraire ou sommaire et j’attends avec intérêt la façon dont l’épiscopat français va assimiler les événements qui se sont déroulés depuis l’automne dernier. Bien sûr, le cardinal Vingt-Trois a précédé le mouvement et l’a largement orienté. Beaucoup de ses confrères l’ont suivi. Tous ont-il perçu la véritable portée des faits et leur retentissement dans la dynamique du catholicisme français ? Je n’en suis pas sûr.
Pour autant, je ne suis pas inquiet, car ce qui s’est produit n’en est qu’à la première phase de son histoire. Tout ce qui s’est enclenché s’inscrit dans une logique qui change tous les repères. Le laïcat d’avant-garde ? Il est dans La Manif pour Tous, à tous les niveaux, de la base au sommet. La promotion des femmes ? Elle ne se trouve pas du côté du Comité de la jupe complètement ringardisé (qu’on me pardonne de retourner ce vocabulaire spécieux contre ses utilisateurs habituels !) mais du côté de ces femmes qui ont entraîné le mouvement et son devenues ses porte-parole naturels.
Encore une fois, nous sommes devant un phénomène irréductible dont déjà s’emparent les sociologues du politique. Il incarne une formidable promesse. Il doit mettre toutes ses chances de son côté. L’Église, qui a été le principal moteur de cette prise de conscience, ne décevra pas l’espérance que des centaines de milliers de militants portent comme leur chant profond.
(*) Michel Henry est un philosophe et un romancier français né le 10 janvier 1922 à Haiphong et mort le 3 juillet 2002 à Albi. Sa phénoménologie qui considère la vie dans son ensemble accomplit un renversement: elle définit l’individu à partir de son origine, la vie immanente, essence invisible présente en chacun, qui le porte et assure sa qualité de sujet, ainsi que sa dignité.
(**) L’essence de la manifestation, cf. http://www.michelhenry.org/l-oeuvre/l-essence-de-la-manifestation/