Le pape m’a téléphoné. Ou plutôt il m’a retéléphoné. Je sens bien que cela ne fait pas très humble de dire ça, mais pour dire ce genre de chose, il n’existe pas d’euphénisme…
… C’est un privilège qui est tombé sur moi, et c’est peut-être pour cela que je dois le partager avec ceux qui sauront l’apprécier parce que, quand on met le bien en commun, il se multiplie.
« Douze pages. Une lettre de douze pages ! », s’est-il lamenté à propos d’une lettre que je lui avais écrite.
« Mais tu ne peux pas nier que je t’ai fait rire… », lui ai-je répondu.
Il a ri. Pour des raisons que personne ne peut expliquer, pas même moi, il tolère encore ma prose, comme il y a longtemps, quand nous étions professeur et étudiant. Je lui ai dit que j’avais commencé à lire l’encyclique Lumen Fidei et il a décliné tout mérite personnel. Il a commenté en disant que Benoît XVI avait fait la plus grande partie du travail, qu’il était un penseur sublime, inconnu ou incompris du plus grand nombre.
« Aujourd’hui, j’étais avec el viejo, le vieux… » Il l’a appelé comme ça, à l’argentine, avec ce caractère affectueux qui, chez nous, connote cette expression « nous avons beaucoup bavardé ; pour moi, c’est un plaisir d’échanger des idées avec lui ».
Et vraiment, lorsqu’il parle de Ratzinger, il le fait avec reconnaissance et tendresse. Il me fait un peu l’effet de quelqu’un qui a retrouvé un vieil ami, un ancien camarade de classe, de ceux qui réapparaissent de temps en temps, qui nous précédaient d’un ou deux ans à l’école et que, d’une certaine façon, nous admirions, avec peut-être les différences que le temps avait gommées, adoucies.
« Tu n’imagines pas l’humilité et la sagesse de cet homme », m’a-t-il dit.
« Alors, garde-le près de toi… », lui ai-je répondu.
« Je ne peux même pas m’imaginer renoncer au conseil d’une personne comme cela, ce serait stupide de ma part ! »
Je lui ai dit que la différence entre eux, c’était que lui, les gens le voyaient plus humain, ils pouvaient le toucher, ils pouvaient lui parler…
« Et pourquoi pas ? Bien sûr, il faut qu’ils puissent le faire ! C’est mon devoir de les écouter, de les réconforter, de prier pour eux, de leur serrer la main pour qu’ils sentent qu’ils ne sont pas seuls… », a-t-il insisté. Mais il m’a assuré que cela n’avait pas été facile de réussir à faire accepter cela par tous ceux qui l’entourent.
Il s’est mis à rire à nouveau quand je lui ai dit que si mes grands-parents Carrara étaient vivants et s’ils apprenaient que je le tutoyais, ils arrêteraient de prier pour moi et me considèreraient comme définitivement perdu. Eux, ils avaient l’idée d’un pape inaccessible, distant, la même image que leurs parents et grands-parents.
Et puis, il m’a répété : « Cela n’a pas été facile, Jorge, ici, il y a de nombreux « patrons » du pape et ils ont beaucoup d’ancienneté dans le service ».
Il m’a ensuite raconté que tous les changements qu’il a introduits lui avaient coûté beaucoup d’efforts (et, je suppose, des ennemis…). De tous ces efforts, le plus difficile avait été de ne pas accepter qu’on lui gère son agenda. C’est pour cela qu’il n’a pas voulu vivre dans le palais, parce que beaucoup de papes ont fini par devenir « prisonniers » de leurs secrétaires.
« C’est moi qui décide qui je vois, pas mes secrétaires… Quelquefois, je ne peux pas voir les personnes que j’aimerais, parce que je dois rencontrer ceux qui veulent me voir ».
Cette phrase m’a beaucoup frappé. Moi, qui ne suis pas pape et qui n’ai pas son pouvoir, je sens mon cœur battre plus fort quand j’attends un ami cher et que je ne sais pas bien si je vais donner la préséance à quelqu’un d’autre à sa place. Lui, au contraire, il se prive de la rencontre qu’il aimerait avoir pour être avec ceux qui le demandent. Il m’a dit que les papes avaient été isolés pendant des siècles et que cela n’allait pas, que la place du pasteur était avec ses brebis… Ensuite, nous avons parlé de deux ou trois questions personnelles.
Préoccupé, comme toujours, par la situation de son pays, il ne pouvait pas croire qu’on manque de blé pour faire le pain. Paradoxalement, je me suis souvenu de ces vers : « On ne peut mourir de faim/dans la patrie bénie du pain ». Il a acquiescé avec une certaine amertume, mais il n’a fait de commentaires sur personne.
À la fin, il m’a demandé, comme toujours, de prier pour lui. À vrai dire, nous étions encore en train de parler, et je ne voulais pas que ce soit moi qui conclue la conversation, quand, tout à coup il m’a dit : « Bon, à bientôt, ou plutôt à te lire. Au revoir. Porte-toi bien… et prie pour moi ».
Je suis resté le téléphone à la main. Et j’ai pensé : François m’a parlé, le pape m’a parlé. J’étais un peu confus. Heureusement, je me souviens encore de sa phrase : « Ne te prends pas trop au sérieux, Jorge, c’est simplement un ami qui t’a parlé ».
Jorge Milia, journaliste, écrivain, est un ancien étudiant du card. Jorge Mario Bergoglio© Terre d’America
© Traduction de Zenit, Hélène Ginabat