Prière de Saul Israel, protégé par les franciscains pendant la Shoah

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Un document inédit publié par L’Osservatore Romano (texte intégral)

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L’Osservatore Romano publie en italien un document inédit de Saul Israël (1897-1981): le brouillon d’une déclaration envoyée à l’Association Guglielmo Pallavicini à l’occasion de la cérémonie commémorative en l’honneur de Pie XII en 1965. Il a été retrouvé par son fils, Giorgio Israel, mathématicien.

Saul Israel avait trouvé refuge chez les franciscains durant la seconde guerre mondiale: le pape Pacelli avait demandé aux religieux d’ouvrir leurs portes, déclarant que de nombreux couvents – comme pour les Dames de Sion du Janicule -, étaient territoires du Vatican. Une barrière dérisoire pour protéger un peu plus les réfugiés de l’oppresseur.

Médecin et écrivain juif de Salonique, neveu du rabbin Yehuda Nehama, Paul Israël était citoyen italien depuis 1919. Avec sa famille, il a subi la persécution nazi-fasciste et durant l’0ccupation de Rome par l’Allemagne nazie, il trouva alors refuge au couvent de Saint-François, rue Merulana, la rue qui relie Sainte-Marie-Majeure et Saint-Jean-du-Latran. Les franciscains y ont leur couvent, leur faculté de théologie, l’Antonianum, la basilique Saint-Antoine et une soupe populaire.

Dans ce document, il écrit notamment:« Nous devons jurer d’extirper à jamais l’oppression du corps et de l’esprit; d’éteindre cette haine qui nous est inculquée au nom de prétendues vérités; sachant que la vérité qui se sert de la violence et du piège est un atroce et diabolique mensonge, même invoquée au nom de Dieu. »

Les franciscains lui avaient donné une bible en hébreu. Il raconte que ressurgit alors en lui le souvenir des prières de sa grand-mère Esmeralda, et qu’il priait le Shema Israël en parlant au crucifié, Jésus de Nazareth. Médecin, il a médité sur ce qu’il appelle la « consanguinité » entre juifs et chrétiens.

Voici notre traduction intégrale du document, publié en italien par le quotidien de la Cité du Vatican. Avec son aimable autorisation.

Lettre de Saul Israel

Dans le courant lointain des souvenirs, la disparition de ces personnes qui cristallisèrent autour d’elles un large cycle d’expériences sentimentales et spirituelles, marque un profond éboulement qui divise le passé en îles de souvenirs au centre desquels émerge une de ces figures. Autour de ces îles se forme un vide impossible à combler qui les tient séparées les unes des autres. Aucun effort d’imagination poussé par le plus solide désir, ne parvient à éliminer cette irréductible solution de continuité, et chaque épisode de notre histoire personnelle resurgit de temps en temps dans nos mémoires, comme errant à la dérive dans les eaux du passé. Il en fut ainsi pour la mort de ma grand-mère paternelle, pour la mort de mon frère, de mon père, de ma mère. Chacun d’eux avait emporté avec lui cette portion de mon passé qui était étroitement liée à leur présence et qui, encore aujourd’hui, reste attaché à leur ombre, éclairée par la pâle lumière de leur existence fantomatique, entraînée par les vagues silencieuses de l’oubli, d’où il est difficile de soulever pour un peu la profonde nostalgie des affections lointaines.

Ce passé m’échappe, il s’éloigne et menace à chaque instant de se confondre aux autres choses rêvées ou imaginées, et il me semble assister au miracle d’une résurrection quand, de temps en temps, des soubresauts de vie se mettent à le secouer et à le faire vibrer aussi intensément que les choses réelles. Il existe une force mystérieuse qui arrive à ramener ces vagues souvenirs tout près de notre réalité actuelle et à les rendre présents quelques instants. Si bien que ceux-ci finissent par se confondre avec le présent, jusqu’à nous donner l’impression qu’ils ont lieu proche de nous. La douleur, cette acre douleur qui renferme le pressentiment de la mort, est la force qui arrive le plus à réaliser cette transfiguration miraculeuse. Alors que flotte la fin suprême, se répand dans l’âme une sombre lueur qui éclaire d’une douce lumière, mais inhabituellement limpide, des pans plus ou moins larges de notre passé, laissant apparaître, dans une précision impressionnante, tant de lignes fanées par l’oubli. Dans le couvent où j’étais réfugié durant la persécution, cette mort je l’attendais, avec une mélancolie placide parcourue par une imperceptible vibration de joie. Dans ma douleur, je sentais en moi comme un détachement pour tout ce que j’aimais et que je ne voulais pas entraîner et laisser dans le désespoir qu’aurait causé ma perte, comme une attente mystique.

Me sentant consacré au même sacrifice qui avait immolé mon frère, ma sœur et des centaines d’autres victimes, ma personne se dilatait. Le soleil était descendu depuis peu derrière l’horizon et l’air commençait à se teindre des premières taches claires de la pénombre de la nuit, encore diluée dans les couleurs brillantes du crépuscule. Le silence descendait lent et insensible comme l’obscurité, d’où se détachèrent tout à coup des voix que l’on n’avait pas encore entendues: de brefs et discrets gazouillis ressemblant aux appels affectueux d’une mère qui, avant de refermer la porte de la maison, appelle son enfant en train de jouer au milieu de la rue. Puis peu à peu, sans prévenir, tout s’arrêtait, tandis que les profils des choses commençaient à se perdre dans l’ombre qui devenait plus en plus longue et épaisse. La chambre dans laquelle je me trouvais était pratiquement plongée dans l’obscurité et je me sentais extraordinairement isolé, comme soulevé dans le vide par le silence et l’obscurité.

Tout près de moi, dans le couvent, je percevais un léger murmure de prière. Peut-être était-ce ce murmure qui semblait plus imaginé que réellement perçu, qui fit sortir du plus profond du passé, la vénérable figure de ma grand-mère Esmeralda; ce murmure de prière était peut-être depuis longtemps dans mes désirs. Je revis, dans mon imagination quelque peu assoupie, ma bonne grand-mère, comme je l’avais connue enfant. Dans l’imprécision que la pénombre donnait aux contours des choses qui m’entouraient, il m’était très facile de les assimiler aux lignes des objets et des personnes auxquels je pensais. Je n’hésitais pas m’imaginer étendu sur le divan du salon de ma grand-mère, les yeux fermés, tandis que ma grand-mère et d’autres personnes de ma famille étaient sortis pour aller dans la pièce d’à côté. Le souvenir se précisait de plus en plus : l’image de ma grand-mère émergeait spontanément du passé, embellie par la particulière majesté des choses qui ont franchi le seuil de la vie et par les couleurs et les accents qui me rendent si attirants les souvenirs de mon enfance.

Quelle sublime simplicité chez ce petit bout de femme, que de douceur dans sa voix et que de tendresse dans ses accents modulés! Je revoyais un coucher de soleil aussi splendide et serein que celui-ci. La pièce où nous étions rassemblés autour de ma grand-mère était longue et large, peut-être plus grande qu’elle n’était en réalité, pour mes yeux d’enfants. C’était un vendredi soir. Mon père venait de célébrer l’Arvit, dans le grand couloir qui longe les balcons donnant sur la très grande cour, où nous jouions. Les trente ou quarante personnes qui avaient participé à la fonction s’étaient retirées après avoir échangé leurs vœux et les bénédictions pour le sabbat, entré désormais dans la nature et dans les âmes. Le couloir était resté désert, éclairé par deux énormes lampes à pétrole trônant chacune sur une table joliment dressée pour le rite du sabbat, recouverte d’une nappe blanche et posé dessus un petit panier contenant le pain de la bénédiction. Du plafond descendait jusqu’à presque un mètre de chaque table, suspendue à une longue chaîne de métal brillant, une cloche de verre, et sa mèche rituelle plongée dans l’huile, laissant éch
apper dans la lumière de la lampe à pétrole des lueurs tièdes et vibrantes. Ma grand-mère Esmeralda nous recevait dans la salle à droite, au fond du couloir. Après nous avoir donné les mains à baiser, elle nous étreignait un à un et nous donnait sa bénédiction ; puis elle conduisait mon père devant la fenêtre, déplaçait le petit rideau pour découvrir un petit lambeau de ciel étoilé et, les yeux levés dans cette direction, disait sa bénédiction au milieu de larmes silencieuses de tendresse: Yevarehéha Adonáy, Veischmeréha. Comme la voix étouffée de ma grand-mère, durant cette évocation, vibrait dans ma mémoire, comme son image et celle de mon père m’apparaissaient de manière claire et nette, semblables au souvenir de choses et faits survenus quelques heures auparavant ! Seule la certitude éminente de leur mort qui les séparaient inexorablement de moi, donnait à leurs paroles et à leur image cette opacité qui est propre aux choses définitivement perdues.

En retrouvant cette réalité revêtu de rêve, ô mon père, ô grand-mère, je me sentais retrouvé par vous comme si vous fûtes, vous, les premiers à me chercher ; je sentais que mon existence se faisait plus proche de la vôtre, dotée d’une consistance immatérielle, comme si j’étais en train de me familiariser avec la mort. Vous me rapportiez en cet instant les prières de mon enfance, ces sublimes prière qui encore, aujourd’hui comme hier, parviennent à détacher mon esprit des habitudes et à le ramener, à travers la sainte communion de la famille, à une plus vaste communion qui se dilate indéfiniment. Grand-mère Esmeralda ! Dans ces prières j’ai recomposé, comme dans un suaire sublime ta personne, celui de mon père et de mes frères. Quand tu m’es réapparu, je t’ai revue uniquement dans cette attitude d’invocation dans laquelle je t’ai toujours vue et connue; même ta voix me paraît faite uniquement d’accents de prière et de bénédiction: Yevarehéha Adonáy Veischmeréha. Que le Seigneur nous garde sous les ailes de son amour, là où la vie n’a pas de début ni fin. Grand-mère Esmeralda! Qu’en cet instant où j’ai réussi à vaincre l’angoisse de la proximité de la mort, cette bénédiction m’accueille et m’enveloppe dans le même suaire que celui qui enveloppe tous nos disparus. Je te sens aujourd’hui très proche et je sens que ta voix tremblotante prononce déjà une douce prière pour le fils de ton fils. Ce murmure étouffé, dans la pale lueur de la nuit qui tombe, renferme de doux souvenirs mais aussi des élans d’une force invraisemblable. Grand-mère Esmeralda! Peut-être que dans quelques jours beaucoup d’entre nous encore auront disparu dans les tourbillons d’une haine épouvantable et seront devenus des ombres comme toi; peut-être que dans quelques jours je serai avec eux… mais la pensée de devoir anticiper de quelques années l’expérience du trépas ne m’opprime plus car ce moment, en se faisant proche, se ravivent dans mon esprit des sentiments d’une grande beauté. C’est à cela que je pensais quand dans mon imagination légèrement excitée par les ombres toujours plus épaisses de la nuit tombée et par le silence devenu plus sourd les visions de mon passé se dénouaient à un rythme lent mais ininterrompu. De là, de ma chambre arrivait un murmure étouffé, animé par une cantilène qui ne m’était absolument pas inédite : c’étaient les frères qui récitaient leurs prières en descendant au réfectoire. Leurs voix et l’inflexion même de leurs prières se greffaient parfaitement aux voix qui me revenaient en tête; on aurait dit qu’ils en étaient la continuation et il me semblait parfois que c’étaient les voix que j’entendais il y a très longtemps, dans les Yeshivóth, qui perforaient les épais brouillards du passé, jusqu’à devenir distinctes et présentes. Sans oublier un seul instant que celle-ci était la prière des frères qui m’accueillaient, j’arrivais parfaitement à fondre cette réalité à la vision qui était en train de m’obséder : un même esprit amalgamait cette vision à la réalité et en faisait une réalité unique, et de l’une et de l’autre jaillissaient indifféremment des associations qui croisaient ensemble les deux histoires.

Après un temps indéterminé d’assoupissement, au cours duquel il ne me fut plus possible même de penser, me réapparurent tout à coup les perceptions des choses qui m’entouraient. Dans ma chambre, une vague lueur qui venait du ciel, limpide et éclairé par les premières étoiles, atténuait légèrement l’obscurité, et les bruits s’étaient réduits à quelque craquement, à quelque froissement de feuilles et à un bourdonnement lointain qui venait de la ville. Ce bourdonnement était la partie la plus détachée de mon être, n’appartenait plus au monde dans lequel je vivais mon étrange vie d’homme caché et braqué. J’étais presque content de me sentir en-dehors. Mais ce contentement fut tout à coup brisé par ce serrement terrible qui me fit penser à la souffrance que j’aurais laissée derrière moi, aux larmes inconsolables de mon épouse. Je ne voulais pas de cette mort, je ne l’avais jamais désirée, si bien que la douleur que celle-ci aurait provoquée n’aurait pas été le fruit d’une faiblesse de ma part, d’une faute que j’aurais commise. Pourtant, elle entrait en moi, pénétrait sensiblement mon esprit et commençait à me faire mal ; je la sentais résonner en moi et envahir peu à peu tout mon esprit. Pourquoi donc recevoir tant de sérénité à l’approche de la mort et ne pas pouvoir en donner ne serait-ce qu’un peu ? Cette lugubre vision du désespoir qui aurait accompagné ma disparition secoua et rompit mon équilibre avec une angoisse insupportable. J’invoquai alors du secours en dehors de moi; j’invoquai à nouveau la voix prégnante de grand-mère Esmeralda; j’invoquai le miracle d’une hallucination devant laquelle invoquer pitié et consolation pour celle qui serait restées sans moi. Mes yeux fouillèrent dans l’obscurité, dans la folle espérance de découvrir cette apparition…

Autour de moi, tout se mit à rassembler à ces lieux sacrés, au souvenir. Comme cette tranquillité traversée par les derniers souffles de vie de la tomber de la nuit ressemblait à ceux que j’avais connus dans mon enfance! Le gazouillement des oiseaux entendu il y a trente ans ne me paraissait plus aussi loin de celui que j’avais entendu il y a une demie heure, il se superposait à lui dans ma mémoire. Comme se superposaient aussi les images des arbres, voire même la forme de la chambre qui, dans la pénombre, n’avait plus de dimensions précises; et ce murmure de prière que j’avais entendu venir des salles du couvent, juste avant, se superposaient parfaitement à la même cadence des prières écoutées et récitées tant d’années auparavant. Sur le bureau devait se trouver une Bible en langue juive qui m’avait été prêtée, dans un geste d’humaine compréhension, par le père F., et dont j’arrivais à deviner les contours dans l’ombre. Ici tout était comme dans la Yeshivà et, comme dans le salon de grand-mère, on y respirait la même harmonie, on y retrouvait les mêmes impressions. Comment était-il possible de retrouver tant de ressemblance d’attitudes et d’accents, évoquant les mêmes sentiments et les mêmes réactions spirituelles que ceux vécus il y a si longtemps et dans des circonstances aussi différentes ? Même le crucifix dont je percevais les lignes au-dessus du lit, se confondait intimement et se retrouvait enveloppé dans la même atmosphère de famille d’où jaillissait l’ombre de ma grand-mère Esmeralda.

Peut-être était-ce la présence de cette Bible écrite avec ces caractères dont la forme était directement et naturellement associée à la prière, à ma prière qui était si semblable dans le ton et l’inflexion que celle des frères. De mes lèvres sortit la prière que les pères de nos pères, que tous ceux qui ont crû, qu
i ont eu comme sculptée dans la chair et fondue dans le sang le foi du Dieu unique de miséricorde et de vérité, ont toujours prononcée avec émotion, au moment où le martyre presse la prière qui vient de l’âme du peuple comme le pressoir presse l’huile de l’olive. Cette prière, je la prononce dans la langue sacrée, devant le crucifix, en imaginant tous mes mots: Shemáh Israél Adonáy Elohénu, Adonáy Ehád. Ces paroles que je prononce dans la langue qui fut plus la tienne qu’elle ne fut la mienne, ô martyr d’une passion qui pèse encore sur ton peuple, ces paroles que tu as entendues prononcer par ta mère et que toi même prononças, qui sait combien de fois, moi je les répète devant toi. Ton martyre symbolise le martyre millénaire des personnes de ton sang et de ta foi, qui sont à nouveau clouées sur une croix, sur laquelle elles montent et remontent incessamment, après d’innombrables résurrections. C’est au nom de ce martyre qui purifie l’homme de l’erreur, et au nom de tant d’innocents, que nous devons jurer d’extirper à jamais l’oppression du corps et de l’esprit; d’éteindre cette haine qui nous est inculquée au nom de prétendues vérités ; sachant que la vérité qui se sert de la violence et du piège est un atroce et diabolique mensonge, même invoquée au nom de Dieu. Je me recueille avec toi, à côté des âmes de tant d’innocents torturés à cause de leur foi, dans une consanguinité qui dépasse celle de la chair, sous les ailes de la prière, de cette prière que la voix morte de ma grand-mère Esmeralda me ramène aujourd’hui de loin, comme une douce vague cachant ses sources dans le passé le plus lointain qu’on puisse imaginer: Yevarehéha Adonáy Veischmeréha. Que le Seigneur nous bénisse et nous garde tous sous les ailes où la vie n’a pas eu de début et n’aura pas de fin ; où les larmes du martyre baignent encore les yeux de l’oppresseur que le mal s’apprête à quitter. »

Saul Israel

15 novembre 2008

Traduction d’Océane Le Gall

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ZENIT Staff

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