Première prédication de carême, par le P. Raniero Cantalamessa

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En présence du pape Benoît XVI et de la curie romaine

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ROME, Vendredi 25 mars 2011 (ZENIT.org) – Nous publions ci-dessous le texte intégral de la première prédication de carême prononcée ce vendredi par le P. Raniero Cantalamessa O.F.M. Cap., prédicateur de la Maison pontificale, en présence du pape Benoît XVI et de la curie romaine, dans la chapelle Redemptoris Mater, au Vatican.

P. Raniero Cantalamessa, ofmcap.

Première prédication de carême

LES DEUX VISAGES DE L’AMOUR : EROS Et AGAPÈ

1. Les deux visages de l’amour

Dans les prédications de ce Carême, j’aimerais poursuivre ce que j’ai déjà commencé au moment de l’Avent et apporter une petite contribution à la nouvelle évangélisation de l’Occident sécularisé, qui constitue en ce moment la préoccupation principale de l’Eglise toute entière et, en particulier, du Saint-Père Benoît XVI.

Il est un domaine où la sécularisation agit d’une façon particulièrement diffuse et néfaste, et c’est le domaine de l’amour. La sécularisation de l’amour consiste à détacher de Dieu l’amour humain, sous toutes ses formes, le réduisant à quelque chose de purement « profane », où Dieu est « de trop », voire dérange.

Mais ce thème de l’amour n’est pas important seulement pour l’évangélisation, autrement dit dans les relations avec le monde ; il l’est aussi, et avant tout, pour la vie interne de l’Eglise, pour la sanctification de ses membres. C’est la perspective dans laquelle se situe l’encyclique Deus caritas est du Saint-Père Benoît XVI et dans laquelle, nous aussi, nous nous situons dans notre méditation.

L’amour souffre d’une séparation néfaste pas seulement dans la mentalité du monde sécularisé, mais aussi, à l’opposé, parmi les croyants et, en particulier, parmi les âmes consacrées. En simplifiant au maximum, on pourrait formuler ainsi la situation : dans le monde, on trouve un eros sans agapè ; et, parmi les croyants, on trouve souvent un agapè sans eros.

L’eros sans agapè est un amour romantique, le plus souvent passionnel, jusqu’à la violence. Un amour de conquête, qui réduit fatalement l’autre à l’objet de son plaisir et ignore toute dimension de sacrifice, de fidélité et de don de soi. Il n’y a pas lieu ici de s’attarder sur la description de cet amour, car il s’agit d’une réalité que nous avons quotidiennement sous les yeux, diffusée de manière obsédante par les romans, films, fictions télévisées, internet, les magazines à l’ « eau de rose ». C’est ce que le langage courant entend, désormais, par le mot « amour ».

Il nous est plus utile de chercher à comprendre ce que l’on entend par agapè sans eros. En musique, il existe une distinction qui peut nous aider à nous faire une idée : celle entre le jazz hot et le jazz cool. J’ai lu quelque part cette caractérisation des deux genres qui, je le sais, n’est pas la seule possible. Le jazz hot (chaud, brûlant) est le jazz passionné, brûlant, expressif, fait d’élans, de sentiments et donc d’emportements, d’improvisations originales. Le jazz cool (froid) est le jazz qui est passé au professionnalisme : les sentiments deviennent répétitifs, l’inspiration fait place à la technique, la spontanéité à la virtuosité.

Si l’on s’en tient à cette distinction, l’agapè sans eros nous apparaît comme un « amour froid », un aimer « en surface », sans participation de tout l’être, davantage imposé par la volonté que venant d’un élan intime du cœur. Se couler dans un moule préétabli, au lieu de s’en créer un unique, comme est unique chaque être humain devant Dieu. Les actes d’amour envers Dieu font penser à ceux de certains amoureux qui écrivent à l’aimée des lettres copiées dans un guide.

Si l’amour mondain est un corps sans âme, l’amour religieux vécu de la sorte est une âme sans corps. L’être humain n’est pas un ange, un pur esprit ; il est âme et corps substantiellement unis : tout ce qu’il fait, y compris aimer, doit refléter cette structure. Si la composante liée au temps et à la corporéité est systématiquement niée ou réprimée, le résultat sera double : ou l’on tient bon, péniblement, par sens du devoir, pour défendre sa propre image, ou l’on cherche des compensations plus ou moins licites, jusqu’aux cas si douloureux qui affligent actuellement l’Eglise. A l’origine de nombreuses déviations morales d’âmes consacrées, on ne peut pas l’ignorer, il y a une conception déformée et dénaturée de l’amour.

Nous avons donc une double raison, et une double urgence, de redécouvrir l’amour dans son unité originelle. L’amour véritable et intégral est une perle enfermée entre deux valves que sont l’eros et l’agapè. On ne peut pas séparer ces deux dimensions de l’amour sans le détruire, de même qu’on ne peut séparer entre eux l’hydrogène et l’oxygène, sans se priver de ce qui constitue les composantes de l’eau.

2. La thèse de l’incompatibilité entre les deux amours

La réconciliation la plus importante entre les deux dimensions de l’amour est celle qui s’opère concrètement dans la vie des personnes ; mais pour qu’elle soit possible, il faut justement commencer par réconcilier entre eux eros et agapè même en théorie, dans la doctrine. Ceci nous permettra, notamment, de savoir enfin ce qu’on entend par ces deux termes si souvent galvaudés et mal compris.

La question a pris de l’importance avec la parution d’un ouvrage qui a répandu dans l’ensemble du monde chrétien la thèse opposée de l’incompatibilité des deux formes d’amour. Il s’agit du livre du théologien luthérien suédois Anders Nygren, intitulé « Eros et agapè »1. On peut résumer sa pensée dans ces termes. Eros et agapè désignent deux mouvements opposés : le premier indique l’ascension et la montée de l’homme vers Dieu et le divin, comme étant son bien et son origine ; l’autre, l’agapè, désigne la descente de Dieu vers l’homme par l’incarnation et la croix du Christ, et donc le salut offert à l’homme sans aucun mérite et sans réponse de sa part, autre que la seule foi. Le Nouveau Testament a fait un choix précis, utilisant pour exprimer l’amour le terme agapè et évacuant systématiquement le terme eros.

Saint Paul est celui qui a recueilli et formulé avec la plus grande limpidité cette doctrine de l’amour. Après lui, toujours selon la thèse de Nygren, cette antithèse radicale a disparu presque tout de suite pour faire place à des tentatives de synthèse. A peine le christianisme entre-t-il en contact culturel avec le monde grec et la vision platonique, déjà avec Origène, que l’on assiste à une revalorisation de l’eros, comme mouvement ascensionnel de l’âme vers le bien et vers le divin, comme attraction universelle exercée par la beauté et par le divin. Dans cette ligne, le Pseudo-Denys l’Aéropagite écrira que « Dieu est eros »2, substituant ce terme à celui d’agapè utilisé dans la célèbre phrase de Jean (1 Jn 4,10).

En Occident, une synthèse analogue est opérée par Augustin avec sa doctrine de la caritas comprise comme doctrine de l’amour descendant et gratuit de Dieu pour l’homme (personne n’a parlé avec plus de force que lui de la « grâce » !), mais aussi comme aspiration de l’homme au bien et à Dieu. De lui vient l’affirmation : « Ô Dieu, tu nous as faits pour toi, et notre cœur est inquiet tant qu’il ne repose pas en Toi »3 ; de lui aussi, l’image de l’amour vu comme un « poids » de l’âme qui attire, comme par la force de gravité, vers Dieu, dans lequel elle sait qu’elle va trouver son repos
et son plaisir4. Pour Nygren, tout ceci introduit un élément d’amour de soi, de son propre bien, donc d’égoïsme, qui détruit la pure gratuité de la grâce ; c’est retomber dans l’illusion païenne que de faire consister le salut en une ascension vers Dieu, plutôt que dans la descente gratuite et non motivée de Dieu vers nous.

Pour Nygren, sont également prisonniers de cette impossible synthèse entre eros et agapè, entre amour de Dieu et amour de soi, saint Bernard quand il définit l’échelon suprême de l’amour de Dieu comme un « aimer Dieu pour soi-même  » et un « aimer soi-même uniquement pour Dieu »5, saint Bonaventure avec son « Itinéraire ascensionnel de l’esprit vers Dieu », comme aussi saint Thomas d’Aquin qui définit l’amour de Dieu répandu dans le cœur du baptisé (cf. Rm 5,5) comme « l’amour avec lequel Dieu nous aime et avec lequel il fait que nous l’aimions lui » (amor quo ipse nos diligit et quo ipse nos dilectores sui facit »)6. Ceci signifierait, en effet, que l’homme, aimé par Dieu, peut à son tour, aimer Dieu, lui donner quelque chose de lui-même, ce qui réduirait à néant l’absolue gratuité de l’amour de Dieu. Sur le plan existentiel, on retrouve la même déviation, selon Nygren, avec la mystique catholique. L’amour des mystiques, avec leur formidable charge d’eros, n’est rien d’autre, pour lui, qu’un amour sensuel sublimé, une tentative pour établir avec Dieu un rapport de réciprocité présomptueuse en amour.

Celui qui a dissipé l’ambiguïté et ramené à la lumière l’antithèse paulinienne, très claire, a été selon l’auteur, Luther. Fondant la justification sur la seule foi, il n’a pas exclu la charité, la caritas, du moment fondateur de la vie chrétienne, comme lui reproche la théologie catholique ; il a plutôt libéré l’amour, l’agapè, de l’élément non authentique de l’eros. A la formule de la «  seule foi  », à l’exclusion des œuvres, correspondrait, chez Luther, la formule de la « seule agapè », à l’exclusion de l’eros.

Il ne m’appartient pas d’établir si l’auteur a interprété correctement sur ce point la pensée de Luther qui – soit dit en passant – n’a jamais posé le problème en termes de conflit entre eros et agapè, comme il l’a fait en revanche entre foi et œuvres. Il est significatif, toutefois, que même Karl Barth, dans un chapitre de sa « Dogmatique ecclésiale », arrive au même point que Nygren, celui d’une antinomie irréductible entre eros et agapè : « Là où l’amour chrétien entre en scène – écrit-il -, a commencé immédiatement le conflit avec l’autre amour et ce conflit est désormais sans fin  »7. Je dis que si ceci n’est pas du luthéranisme, c’est à coup sûr de la théologie dialectique, théologie de l’aut-aut (dilemme), de l’antithèse, non de la synthèse.

Le choc en retour de cette opération est la mondialisation et sécularisation radicale de l’eros. En effet, tandis qu’une certaine théologie excluait l’eros de l’agapè, la culture séculière était bien contente, de son côté, d’exclure l’agapè de l’eros, autrement dit d’évacuer de l’amour humain toute référence à Dieu et à la grâce. Freud a fourni une justification théorique, en réduisant l’amour à l’eros et l’eros à la libido, à une simple pulsion sexuelle qui combat toute répression et inhibition. C’est le stade où est réduit aujourd’hui l’amour dans nombre de manifestations de la vie et de la culture, surtout dans le monde du spectacle.

Il y a deux ans je me trouvais à Madrid. Dans les journaux, il n’était question que d’une certaine exposition d’art qui avait lieu dans la ville, intitulée « Les larmes de l’eros ». Il s’agissait d’une exposition d’œuvres d’art sur fond érotique – peintures, dessins, sculptures –  ; le but était de mettre en lumière l’indissoluble lien existant, dans l’expérience de l’homme moderne, entre eros et thanatos, entre amour et mort. C’est à cette même conclusion qu’on aboutit, en lisant le recueil de poèmes « Les fleurs du mal » de Baudelaire ou « Une saison en enfer  » de Rimbaud. L’amour qui, de par sa nature, devrait conduire à la vie, désormais peut au contraire conduire à la mort.

3. Retour à la synthèse

Si nous ne pouvons pas changer du jour au lendemain l’idée que le monde a de l’amour, nous pouvons toutefois corriger la vision théologique qui, inconsciemment, la favorise et lui donne une légitimité. C’est ce que le Saint-Père Benoît XVI a fait de façon exemplaire avec l’encyclique « Deus caritas est ». Il réaffirme la synthèse catholique traditionnelle en l’exprimant avec des termes modernes. « En réalité, eros et agapè – amour ascendant et amour descendant – ne se laissent jamais séparer complètement l’un de l’autre (…).  La foi biblique ne construit pas un monde parallèle ou un monde opposé au phénomène humain originaire qui est l’amour », mais « elle accepte tout l’homme, intervenant dans sa recherche d’amour pour la purifier, lui ouvrant en même temps de nouvelles dimensions » (n. 7-8). Eros et agapè sont unis à la source même de l’amour qui est Dieu : « Il aime, et son amour peut être qualifié sans aucun doute comme eros, qui toutefois est en même temps et totalement agapè » (n. 9).

On comprend l’accueil anormalement favorable réservé à ce document pontifical également dans les milieux laïcs plus ouverts et responsables. Cette encyclique donne une espérance au monde. Elle corrige l’image d’une foi qui ne touche le monde que de façon superficielle, sans y pénétrer, à travers l’utilisation de l’image évangélique du levain qui fait fermenter la pâte ; elle remplace l’idée d’un règne de Dieu venu « juger » le monde, par celle d’un règne de Dieu venu « sauver » le monde, en commençant par l’eros qui en est la force dominante.

Je crois que l’on peut apporter une confirmation du point de vue exégétique, à la vision traditionnelle, que ce soit la vision théologique catholique ou la vision orthodoxe. Ceux qui soutiennent la thèse de l’incompatibilité entre eros et agapè se basent sur le fait que le Nouveau Testament évite soigneusement – et semble-t-il intentionnellement – le terme eros, en le remplaçant toujours et uniquement par agapè (à part quelques rares utilisations du terme philia, qui indique l’amour amitié).

Ceci est vrai mais les conclusions que l’on en tirent ne le sont pas. On suppose que les auteurs du Nouveau Testament aient été au courant aussi bien du sens que le terme eros avait dans le langage commun – l’eros « vulgaire » – que le sens noble et philosophique qu’il avait par exemple dans l’oeuvre de Platon, l’eros « noble ». Dans le langage populaire, eros indiquait plus ou moins ce qu’il indique aujourd’hui encore quand on parle d’érotisme ou de film érotiques, c’est-à-dire la satisfaction de l’instinct sexuel, une dégradation plus qu’une élévation. Dans le sens noble il indiquait l’amour pour la beauté, la force qui régit le monde et pousse tous les êtres vers l’unité, c’est-à-dire ce mouvement ascendant vers le divin que les théologiens dialectiques estiment incompatible avec le mouvement descendant du divin vers l’homme.

Il est difficile d’affirmer que les auteurs du Nouveau Testament, s’adressant à des personnes simples et sans culture, aient eu l’intention de les mettre en garde contre l’eros de Platon. Ils ont évité le terme eros pour la raison pour laquelle aujourd’hui un prédicateur évite le terme érotique ou, s’il l’utilise, l’utilise au sens négatif. Ceci, parce qu’à une époque comme aujourd’hui, ce mot évoque l’amour dans son expres
sion la plus égoïste et sensuelle8. La méfiance des chrétiens par rapport à l’eros était encore aggravée par le rôle que jouait l’eros dans les cultes dionysiaques exaltés.

Dès que le christianisme entre en contact et en dialogue avec la culture grecque de l’époque, tous les obstacles par rapport à l’eros tombent immédiatement, non l’avons vu. Il est souvent utilisé, chez les auteurs grecs, comme synonyme d’agapè et il est utilisé pour indiquer l’amour de Dieu pour l’homme, de même que l’amour de l’homme pour Dieu, l’amour pour les vertus et pour toute chose belle. Il suffit désormais, pour s’en convaincre, de consulter le Lexique du grec patristique de Lampe9. Le système de Nygren et de Barth est donc un système bâti sur une fausse application mise en oeuvre de l’argument appelé « ex silentio » (du silence).

4. Un eros pour les consacrés

La restauration de l’eros aide surtout les êtres humains amoureux et les époux chrétiens, en montrant la beauté et la dignité de l’amour qui les unit. Elle aide les jeunes à découvrir la fascination de l’autre sexe non pas comme une chose ambiguë, à vivre loin de Dieu, mais au contraire comme un don du Créateur pour leur joie, s’il est vécu dans l’ordre voulu par lui. Le pape fait également allusion à cette fonction positive de l’eros sur l’amour humain, dans son encylique, quand il parle du chemin de purification de l’eros qui fait passer de l’attraction momentanée au « pour toujours » du mariage (n. 4-5). Mais la restauration de l’eros doit nous aider, nous aussi, les consacrés, hommes et femmes. J’ai évoqué au début le danger que courent les âmes religieuses : celui d’un amour froid, qui ne descend pas de l’esprit jusqu’au coeur. Un soleil d’hiver qui éclaire mais ne réchauffe pas. Si eros signifie élan, désir, attraction, nous ne devons pas avoir peur des sentiments et encore moins les mépriser et les réprimer. Quand il s’agit de l’amour de Dieu – a écrit Guillaume de Saint-Thierry – le sentiment d’affection (affectio) est lui aussi grâce ; en effet, ce n’est pas la nature qui peut répandre en nous un tel sentiment10.

Les psaumes sont remplis de cette soif que le coeur a de Dieu : « Vers toi, Seigneur, j’élève mon âme… », « Mon âme a soif de Dieu, du Dieu vivant ». « Sois donc attentif – dit l’auteur du Nuage de l’inconnaissance – à ce merveilleux travail de la grâce dans ton âme. Il n’est autre qu’un élan inattendu qui surgit sans aucun préavis et vise directement Dieu, comme une étincelle qui jaillit du feu… Touche cet épais nuage de l’inconnaissance avec la flèche acérée du désir d’amour et ne bouge pas de là, quoi qu’il arrive »11. Il suffit pour cela d’une pensée, d’un mouvement du coeur, d’une oraison jaculatoire.

Mais tout cela ne nous suffit pas et Dieu le sait mieux que nous. Nous sommes des créatures, nous vivons dans le temps et dans un corps ; nous avons besoin d’un écran sur lequel projeter notre amour qui ne soit pas seulement « le nuage de l’inconnaissance », c’est-à-dire le voile d’obscurité derrière lequel se cache le Dieu que personne n’a jamais vu et qui habite dans une lumière inaccessible…

Nous connaissons bien la réponse que l’on donne à cette question : c’est justement pour cela que Dieu nous a donné notre prochain à aimer ! « Dieu, personne ne l’a jamais contemplé. Si nous nous aimons les uns les autres, Dieu demeure en nous… celui qui n’aime pas son frère qu’il voit, ne saurait aimer le Dieu qu’il ne voit pas » (1 Jn 4, 12, 20). Mais nous devons veiller à ne pas sauter un maillon décisif. Avant le frère que l’on voit il y a un autre que l’on voit et touche aussi : le Dieu fait chair, c’est Jésus Christ ! Entre Dieu et le prochain il y a désormais le Verbe fait chair qui a réuni les deux extrêmes en une seule personne. C’est en lui désormais que l’amour même du prochain trouve son fondement : « C’est à moi que vous l’avez fait ».

Que signifie tout cela pour l’amour de Dieu ? Que le premier objet de notre eros, de notre quête, de notre désir, attraction, passion, doit être le Christ. « L’amour humain est pré-ordonné au Sauveur depuis le commencement, comme à son modèle et sa fin, comme un écrin assez grand et large pour accueillir Dieu (…). Le désir de l’âme va uniquement au Christ. C’est là le lieu de son repos car lui seul est le bien, la vérité et tout ce qui inspire de l’amour »12. Cela ne signifie pas limiter l’horizon de l’amour chrétien en le faisant passer de Dieu au Christ ; cela signifie aimer Dieu comme il veut être aimé. « Le Père lui-même vous aime parce que vous m’aimez » (Jn 16, 27). Il ne s’agit pas d’un amour de médiation, comme par procuration, qui reviendrait à dire que celui qui aime Jésus, c’est « comme s’il » aimait le Père. Non, Jésus est un médiateur immédiat ; en l’aimant, on aime, ipso facto, aussi le Père. « Qui me voit, voit le Père », qui m’aime, aime le Père.

Il est vrai qu’on ne voit pas le Christ non plus, mais il est là ; il est ressuscité, il est vivant, il est à nos côtés ; sa présence est plus réelle que celle de l’époux le plus amoureux aux côtés de son épouse. Voilà le point crucial : je dois penser au Christ non comme à une personne du passé, mais comme au Seigneur ressuscité et vivant, avec qui je peux parler, que je peux aussi embrasser si je le désire, sûr que mon baiser ne finira pas sur le papier ou le bois d’un crucifix mais sur un visage et des lèvres de chair vivante (même si elle est spiritualisée), heureux de recevoir mon baiser.

La beauté et la plénitude de la vie consacrée dépendent de la qualité de notre amour pour le Christ. Il est le seul capable de protéger de la dispersion désordonnée de notre coeur. Jésus est l’homme parfait ; il possède, à un degré infiniment supérieur, toutes les qualités et les attentions qu’un homme recherche chez une femme et une femme chez un homme. Son amour ne nous soustrait pas nécessairement à l’appel des créatures et en particulier à l’attraction de l’autre sexe (ceci fait partie de notre nature qu’il a créée et qu’il ne veut pas détruire) ; il nous donne toutefois la force de vaincre ces attractions grâce à une attraction plus forte. « Est chaste – écrit saint Jean Climaque – celui qui chasse l’eros avec l’Eros »13.

La gratuité de l’agapè détruit-elle peut-être tout cela en prétendant donner à Dieu quelque chose en échange de son coeur ? Annule-t-elle la grâce ? Absolument pas, au contraire, elle l’exalte. Que donne-t-on ainsi en effet à Dieu sinon ce qu’on a reçu de lui ? « Quant à nous, aimons, puisque lui nous a aimés le premier » (1 Jn 4, 19). L’amour que nous donnons au Christ est son propre amour pour nous que nous lui renvoyons, comme l’écho fait avec la voix.

Où sont alors la nouveauté et la beauté de cet amour que nous appelons eros ? L’écho renvoie à Dieu son propre amour, mais enrichi, coloré et parfumé de notre liberté. Et c’est exactement ce qu’il veut. Notre liberté le repaie entièrement. Et pas seulement, mais chose inédite, écrit Cabasilas, « en recevant de nous le don de l’amour en échange de tout ce qu’il nous a donné, il a le sentiment d’être notre débiteur »14. La thèse qui oppose eros et agapè se base sur une autre opposition bien connue, l’opposition entre grâce et liberté, et plus exactement sur la négation même de la liberté chez l’homme déchu (sur le « serf arbitre »).

J’ai tenté d’imaginer, vénérables Pères et Frères, ce que dirait Jésus ressuscité si, comme il le faisait durant sa vie terrestre quand il entrait le samedi dans une synagogue, il v
enait maintenant s’asseoir ici, à ma place, et nous expliquait personnellement quel est l’amour qu’il attend de nous. Je voudrais partager avec vous, simplement, ce que je crois qu’il dirait ; cela nous servira pour faire notre examen de conscience sur l’amour :

L’amour ardent :

C’est me mettre toujours à la première place.

C’est chercher à me plaire à tout instant.

C’est confronter ton désir avec mon désir.

C’est vivre devant moi comme devant un ami, un confident, un époux, et en être heureux.

C’est t’inquiéter si tu penses être un peu loin de moi.

C’est être pleinement heureux quand je suis avec toi.

C’est être disposé à faire de grands sacrifices pour ne pas me perdre.

C’est préférer vivre pauvre et inconnu avec moi plutôt que riche et célèbre sans moi.

C’est me parler comme à ton plus cher ami, chaque fois que cela est possible.

C’est me faire confiance quand tu penses à ton avenir.

C’est désirer te perdre en moi comme but de ton existence.

Si vous avez l’impression, comme moi, d’être très loin de cet objectif, ne nous décourageons pas. Il y a quelqu’un qui peut nous aider à l’atteindre si nous le lui demandons. Répétons avec foi à l’Esprit Saint : Veni, Sancte Spiritus, reple tuorum corda fidelium et tui amoris in eis ignem accende (Viens Esprit Saint, comble le coeur de tes fidèles et embrase-les de ton amour).

Traduit de l’italien par ZENIT

1 Edition originale suédoise, Stockholm 1930. Eros et agapè. La notion chrétienne de l’amour et ses transformations

2 Pseudo- Ddenys-l’Aéropagite, Les noms divins, IV,12 (PG, 3, 709 ss.)

3 S. Augustin, Confessions I, 1.

4 Commentaire de l’évangile de Jean , 26, 4-5.

5 Cf. S. Bernard, De diligendo Deo, IX,26 -X,27.

6 S. Thomas d’Aquin, Commentaire de L’Epître aux Romains , chap. V, leç.1, n. 392-293 ; cf. S. Augustin, Commentaire de la Première Epître de Jean , 9, 9

7 K. Barth, Dommatica ecclesiale, IV, 2, 832-852 ; trad. ital. K. Barth, Dommatica ecclesiale, antologia a cura di H. Gollwitzer, Bologna, Il Mulino 1968, pp. 199-225.

8Le sens que les premiers chrétiens donnaient au mot « eros » découle clairement du célèbre texte de S. Ignace d’Antioche, Lettre aux Romains 7, 2 : « Mon amour (eros) a été crucifié et il n’y a pas de feu de passion en moi… la nourriture de corruption et les plaisirs de cette vie ne m’attirent pas ». « Mon eros » n’indique pas ici Jésus crucifié, mais « l’amour de moi-même », l’attachement aux plaisirs du monde, dans la ligne de saint Paul qui dit « je suis crucifié avec le Christ, n’est plus moi qui vis » (Gal 2, 19 s).

9Cf. G.W.H. Lampe, A Patristic Greek Lexicon, Oxford 1961, pp.550.

10Guillaume de St. Thierry, Meditazioni, XII, 29 (SCh 324, p. 210).

11 Anonimo, La nube della non conoscenza, Ed. Áncora, Milano, 1981, pp. 136.140.

12 N. Cabasilas, Vita in Cristo, II,9 (PG 88, 560-561)

13S. Giovanni Climaco, La scala del paradiso, XV,98 (PG 88,880).

14N. Cabasilas, Vita in Cristo, VI, 4 .

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ZENIT Staff

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