Les jeunes pour la famille: l'énigme de la France en marche

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Entretien avec Gérard Leclerc

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La force du mouvement populaire pour la défense de la famille est une énigme pour les médias et les sociologues européens dans la mesure où une partie de son dynamisme vient des chrétiens, que l’on disait en pleine… déconfiture. Gérard Leclerc, éditorialiste de l’hebdomadaire France Catholique, fondé en 1924 et qui vient de lancer son édition numérique (http://www.france-catholique.fr/L-abonnement-numerique-a-96-euros.html) a bien voulu éclairer le phénomène pour les lecteurs de Zenit de tous les pays. Il estime que l’une des clefs du mouvement c’est la force de la jeunesse chrétienne, que l’on n’a pas vu arriver et qui se mobilise.

Zenit – L’ampleur de la lutte pour la Famille pose des questions inédites, ne serait-ce que pour envisager la tournure de la prochaine manifestation qui promet d’être aussi gigantesque que la précédente… Quelle est votre analyse de la situation ?

Gérard Leclerc – Est-il besoin de rappeler le scepticisme qui prévalait à la fin de l’été dernier quant aux possibilités de réaction au projet de loi Taubira ? Beaucoup pensaient qu’il ne se passerait pas grand-chose, en dehors de la protestation morale du cardinal Vingt-Trois et de l’Église catholique de France. Des journalistes sérieux affirmaient que rééditer la mobilisation populaire des années 1981-1984 contre le projet Savary relevait de la chimère. Le mariage homosexuel était inéluctable, inscrit dans une évolution de la société que rien ne pourrait contrecarrer.

Ce qui s’est passé depuis a surpris tout le monde. De toute évidence, ce mouvement populaire émane d’abord du peuple catholique, ce qui contredit les diagnostics sociologiques. Il y a là un sujet de réflexion à propos de la pertinence épistémologique de ce domaine de la recherche. Certes, le déclin de l’Église catholique en France et en Europe est une évidence, si l’on se rapporte à tous les marqueurs : pratique religieuse, encadrement sociologique, restriction drastique du nombre des prêtres, affaiblissement des congrégations religieuses. Ce n’est plus l’imaginaire biblique et théologique qui structure la sensibilité contemporaine, c’est celui de la communication moderne, dont la télévision reste le principal vecteur. Mais cela n’empêche pas un autre ordre de réalité que la sociologie dite religieuse n’a pas encore intégré. Il s’est passé des choses depuis le Concile, notamment avec les pontificats de Jean-Paul II et de Benoît XVI.

J’ouvre ici une parenthèse. On n’a pas assez remarqué que l’effondrement que l’on souligne à souhait s’explique pour une part importante par l’échec gravissime de ce qu’on a appelé « le catholicisme conciliaire », qui s’est identifié à une certaine sensibilité dite de gauche, triomphante dans les années 1960-1970. Je me suis expliqué là-dessus dans France Catholique après la publication d’un ouvrage de référence (1). On pourra se reporter à nos articles (France Catholique n°3327 du 9 novembre et n°3328 du 16 novembre 2012) auxquels je ne veux rien ajouter, sauf une remarque. L’expression de « catholicisme conciliaire » est équivoque, parce qu’elle semble solidariser l’enseignement de Vatican II et une certaine mouvance qui s’est réclamée du Concile d’une façon plus que discutable.

On s’en aperçoit en cette année anniversaire, que Benoît XVI a voulu placer sous le signe de la foi. Le véritable contenu doctrinal du Concile était d’une autre essence que l’ambiguë « ouverture au monde », grand slogan de l’époque. Cette mouvance s’est comme évaporée dans la nature. Elle n’a rien produit de vivace, ses continuateurs se livrant à une incessante polémique contre l’Église, qui n’a produit qu’amertume et découragement. Pardon de le dire un peu crûment, mais ces gens ne se sont même pas reproduits. Cela est vrai pour les prêtres dits progressistes, qui n’ont aujourd’hui aucune postérité.

Je le regrette en un certain sens, car cette sensibilité, qui fut majeure au sein du catholicisme français n’était pas sans valeur ni mérites (2). Mais je constate que la seule revendication en faveur du mariage des prêtres, de l’ordination des femmes, de la tolérance dans le domaine moral n’est productrice d’aucun projet mobilisateur. L’exemple de l’Église anglicane est là pour montrer qu’il s’agit d’une impasse. L’ordination de femmes prêtres, l’admission d’homosexuels dans le sacerdoce n’a nullement rempli les églises, elle a plutôt contribué à les vider. Sans compter que cette ouverture prétendue à la modernité produit des phénomènes typiquement archaïques, comme la reconstitution d’une caste sacerdotale, des conflits psychologiques qui s’expliquent par la confusion de ce que l’on aurait appelé autrefois le profane et le sacré. Il est dangereux de promouvoir certaines formes de resacralisation, en abolissant les frontières entre l’ecclésial et le social.

Mais cela n’empêche pas le bavardage médiatique qui persiste à accuser un prétendu décalage entre le catholicisme et la modernité. L’aveuglement est total : on voudrait que l’Église se précipite dans cette logique d’abandon de sa mission. Fort heureusement, elle offre d’assez bonnes dispositions à la résistance.

Vous êtes persuadé que ce qui se passe en ce moment révèle une réalité vivante inaperçue des médias mais aussi des sociologues ?

Gérard Leclerc – Tout à fait ! Et j’en reviens à l’après-concile pour mieux m’expliquer. Dès la fin du pontificat de Paul VI, il apparaît que le renouveau escompté ne viendra pas du prétendu « catholicisme conciliaire », qui après s’être fourvoyé du côté d’un messianisme marxisant sera récupéré par le libéralisme économique et moral. La publication de l’exhortation Evangelii Nuntiandi, au terme d’un synode sur l’évangélisation, a anticipé sur les problématiques qui vont s’imposer sous les pontificats suivants. À la société dite sécularisée, il ne suffit pas d’expliquer qu’elle est la merveille des merveilles à laquelle les chrétiens ont eu le grand tort de ne pas se rendre. L’Évangile est-il, oui on non, le sel de la terre, et ne doit-il pas être annoncé à temps et à contre-temps ? Paul VI, en recevant les communautés nouvelles pour la Pentecôte 1975, a nettement signifié vers quel objectif on se réglait dorénavant. Tout le pontificat de Jean-Paul II se définira comme un appel à la nouvelle évangélisation qui choisira quelques voies privilégiées, telles la pastorale familiale et le réveil d’une nouvelle jeunesse. Certains ont voulu faire croire que les grands rassemblements, notamment les Journées mondiales de la jeunesse, n’étaient que d’éphémères phénomènes publicitaires. Il s’agissait en fait d’une remobilisation dont les aspects les plus spectaculaires étaient au service d’un retour aux fondamentaux de la foi par une rénovation de la catéchèse, la pratique des sacrements, et même de l’adoration eucharistique. Il est vrai que cela brouillait les idées qui avaient eu cours et qui réputaient obsolète tout ce que les nouvelles générations découvraient et intériorisaient pour mieux construire leur stature spirituelle.

Voilà ce que n’ont pas vu nos sociologues. Certes, cette jeunesse est minoritaire, elle n’est pas valorisée dans le spectacle des médias, sauf en de brèves séquences. Mais elle constitue une force probablement sans équivalent au sein de la société française et européenne. Car, en matière de convictions, d’engagement, de générosité, elle représente un secteur que l’on pourrait dire d’excellence, qui apparaît brusquement au grand jour dans cette belle bataille en faveur de la famille, qui n’a rien de passéiste, parce qu’elle incarne précisément l’espérance au sein d’une société désabusée et résign
ée. Cela me fait sourire, lorsque j’entends qu’elle représenterait les valeurs conservatrices. Cela aurait fait rugir un Léon Bloy ou un Georges Bernanos. Car en fait de conservation, nous avons affaire à une véritable insurrection spirituelle, qui est dans la dynamique du climat que l’on peut retrouver dans nombre de paroisses en pleine vitalité, ou aussi dans des aumôneries étudiantes en plein essor.

Vous établissez un lien direct entre cette jeunesse chrétienne et la Manif pour tous ?

Gérard Leclerc – Il me paraît évident. Un simple exemple significatif : chaque année le pèlerinage de Chartres des étudiants a lieu le dimanche des Rameaux. En dépit de la coïncidence avec la Manif pour tous du 24 mars, il n’a pas été déplacé, mais les organisateurs ont fait en sorte que les étudiants puissent regagner Paris en fin de matinée pour se joindre aux manifestants. C’est bien le signe de la mobilisation des jeunes chrétiens, qui renvoie, à mon sens, à un phénomène à considérer.

Je suis frappé par ce que j’observe dans mon diocèse de banlieue. Je n’ai remarqué aucune protestation contre la mobilisation de l’Église, de l’engagement personnel de l’évêque. Les manifs ont été annoncées dans les paroisses, avec manifestement l’approbation de l’ensemble de l’assistance. Ne serait-ce pas que dans ce combat, pardonnez-moi l’expression, c’est l’ensemble du peuple chrétien qui est en train de se « remuscler », comme un corps d’athlète qui se sculpte dans l’effort ? Nous avions trop pris l’habitude d’une Église qui se faisait discrète, jusque dans ses désapprobations les plus déterminées, comme si la pudeur et la modestie étaient de règle dans une société laïque ou pluraliste. Nous n’en sommes plus là, et c’est à l’avantage d’un tonus qui pourrait se répercuter à plus long terme.

Cela ne veut pas dire que dans la Manif pour tous, il n’y aurait que des catholiques. Fort heureusement il y a des hommes et des femmes, voire des jeunes, de bonne volonté qui ne partagent pas la foi chrétienne mais qui sont heureux de côtoyer des fidèles qui n’ont pas peur de leurs convictions. J’en dirais autant des juifs et des musulmans de plus en plus nombreux qui n’ont pas peur d’affirmer leur attachement à des valeurs partagées, dont ils savent qu’elles structurent la vie commune. Il y a même là un avant-goût de quelque chose de tout à fait nouveau avec des musulmans qui sont heureux d’avoir un premier contact de cet ordre politique avec des chrétiens.

Et si l’on en vient maintenant au problème posé par la manifestation, son ampleur, ses développements ultérieurs, ainsi qu’à la stratégie qu’elle développe à l’encontre d’un pouvoir qui jusqu’ici veut ignorer cette opposition massive ?

Gérard Leclerc – Il est certain qu’on a franchi une étape déterminante entre les deux grandes manifestations du 13 janvier et du 24 mars. Autant la première était bon enfant, autant la seconde aura finalement marqué un durcissement, aussi bien dans les attitudes que dans les slogans. Cela n’empêchait pas que le climat demeure excellent, avec une scénographie tout à fait remarquable par son style et sa chaleur. Beaucoup d’images transmises par la télévision sont de toute beauté. Et l’on retiendra le caractère tout à fait particulier de cette protestation qui tient de la fête, de la solidarité, de la connivence, d’une foule heureuse de se reconnaître dans un même élan.

Cela n’empêche pas que des difficultés sont nées, aux abords de la place de l’Étoile, qu’elles ont donné lieu à des affrontements avec les forces de l’ordre, et qu’elles ont marqué parfois un dissentiment avec l’état-major de la Manif pour tous. Il ne faut pas majorer les désaccords, mais ils existent et ont donné lieu par la suite à des initiatives dont je dirais très franchement qu’elles n’étaient pas heureuses.

Autant les comités d’accueil organisés autour de la venue de François Hollande à France Télévision le Jeudi saint, de Christiane Taubira à Lyon et de trois ministres à Rennes étaient bien ciblés, autant certaines opérations commando pouvaient être contre-productives. Je n’ai rien contre les jeunes gens qui sont allés coller des affiches dans le Marais sur une salle où se réunissaient des associations homosexuelles. Mais à mon sens ils n’ont pas suffisamment réfléchi à la portée symbolique de leur geste. La Manif pour tous s’est toujours distinguée par son refus de ce qu’on appelle l’homophobie, terme que l’on peut discuter mais qui renvoie à une appréciation négative d’une catégorie qui se considère comme persécutée. Si une partie encore importante de l’opinion semble approuver le mariage homosexuel (selon les sondages) c’est en raison d’un sentiment de solidarité avec des personnes considérées comme des victimes, mais aussi parce que la question de l’adoption est occultée. Le mariage est envisagé comme une sorte de compensation morale, pour leur conférer une stabilité fondée sur la reconnaissance d’un statut. Tout ce qui contribue à une revictimisation de la condition homosexuelle est à bannir résolument. Ceux qui se laisseraient tenter par une attitude homophobe ne savent pas ce qu’ils font. C’est le cas d’ailleurs d’une association comme Civitas qui intervient non seulement à contre-emploi, mais au plus grand profit de la cause du « Mariage pour tous ».

J’observe pour ma part avec regret la dérive de ceux qui veulent délégitimer l’état-major de la Manif pour tous. Toute manœuvre de division m’apparaît aller à l’encontre du but poursuivi. Et cela devient grave, lorsqu’il s’agit de gérer les foules gigantesques qui se sont rassemblées le 13 janvier et le 24 mars et que l’on va retrouver le 26 mai. La responsabilité qui repose sur les épaules des dirigeants est considérable. Cela me rappelle les discussions qui avaient lieu au moment de la préparation de la manifestation du 24 juin 1984. Certains, qui étaient pourtant complètement engagés dans le combat pour la liberté scolaire, craignaient qu’on ne puisse gérer un rassemblement de cette ampleur et ils préféraient y renoncer. Certes, ils avaient tort mais leurs craintes n’étaient pas imaginaires. C’est la constitution d’un service d’ordre d’une qualité exceptionnelle, sous la responsabilité de Claude Massacrier, qui permit alors de contrôler complètement l’événement. La police elle-même fut médusée par une efficacité qui la dispensa d’intervenir sur le terrain. Les équipes de Massacrier avaient détecté d’elles-mêmes des éléments perturbateurs, en s’emparant de leur matériel d’émeute.

Tout cela pour dire qu’il importe que l’organisation de la manifestation du 26 mai soit impeccable et que rien ne vienne perturber le déroulement des cortèges. Toute manœuvre de débordement serait non seulement malvenue, mais extrêmement dangereuse et ne manquerait pas d’être exploitée, notamment par des autorités dont on peut craindre que, de leur côté, elles n’aient pas entièrement renoncé au jeu de quelque manipulation, voire provocation. Pour ne rien dire d’un ensemble de médias qui n’attendent que le faux-pas pour se déchaîner.

Reste que la question de la stratégie proprement politique réclamerait de longs développements. Il y a la façon de continuer d’accentuer le bras de fer avec le pouvoir. Il y a aussi les perspectives d’avenir, tant il est inconcevable qu’un mouvement d’une telle importance puisse se désagréger si François Hollande imposait sa loi grâce à un rapport de force qui reste évidemment favorable au Parlement mais qui a déjà basculé dans la société, car un certain nombre d’arguments ou d’éléments de faits qui avaient été masqués sont ressortis et ne peuvent plus être ignorés (ce qui concerne la PMA et la GPA). C’est grâce aux nouveaux médias libres que sont les réseaux sociaux (surtout Twitter) que le débat parlementaire, strictement encadré par une majorité quasiment autiste, a ainsi
pu être débordé…

Si donc le gouvernement voulait continuer à ignorer ce qui se passe dans une opinion en pleine évolution, ce ne serait que le début d’un mouvement populaire que rien probablement n’arrêterait. La mobilisation se poursuivrait sous des formes qu’il faudra imaginer, grâce à l’effort collectif de tous ceux qui sont associés à ce magnifique combat. Le courant d’écologie humaine (3) qu’ont annoncé conjointement Tugdual Derville, Pierre-Yves Gomez et Gilles Hériard Dubreuil ouvre à mes yeux une telle perspective.

(1) A la gauche du Christ : Les chrétiens de gauche en France de 1945 à nos jours, sous la direction de Denis Pelletier et Jean-Louis Schlegel, Le Seuil, 614 pages, 27 e.

(2) C’est une des raisons pour lesquelles j’observe avec intérêt et sympathie l’initiative  actuelle de Philippe de Roux et ses amis les « Poissons roses », pour réactiver un courant chrétien proche du Parti socialiste.

(3) Ecologie humaine : http://www.alliancevita.org/2013/01/un-mouvement-decologie-humaine-est-en-train-de-se-lever/

Gérard Leclerc, dernier livre paru : Abécédaire du temps présent, éditions de l’Œuvre http://www.oeuvre-editions.fr/Abecedaire-du-temps-present

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Anita Bourdin

Journaliste française accréditée près le Saint-Siège depuis 1995. Rédactrice en chef de fr.zenit.org. Elle a lancé le service français Zenit en janvier 1999. Master en journalisme (Bruxelles). Maîtrise en lettres classiques (Paris). Habilitation au doctorat en théologie biblique (Rome). Correspondante à Rome de Radio Espérance.

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