Le cardinal Lustiger et la mission reçue de Jean-Paul II

Print Friendly, PDF & Email

CITE DU VATICAN, Jeudi 27 janvier 2005 (ZENIT.org) – Après son exposé, le 21 janvier, à Paris, le cardinal Lustiger a répondu aux questions des journalistes, à la veille de son départ pour les célébrations de la commémoration de la découverte d’Auschwitz par les troupes russes, le 27 janvier 1945.

Share this Entry
Print Friendly, PDF & Email

– Eminence, quels sont vos sentiments à la veille de votre voyage ?

– Mes sentiments personnels, je vous les dirai en termes très simples… Une fois dans ma vie, je suis allé à Auschwitz, et je ne souhaite pas y retourner, parce que c’est un lieu de mort et de destruction. Je n’ai aucun goût spirituel ni humain pour y aller. Ma mère y est morte ainsi que, trente ou quarante personnes, je ne sais pas, de ma famille paternelle. J’y vais parce que le pape me l’a demandé, pour remplir la mission qu’il m’a donnée, je n’en fais pas une affaire personnelle. Je ne suis pas un ancien déporté. J’aurais dû et pu être déporté. J’ai été contemporain de cette déportation. Cela a pour moi une portée concrète, affective, mais cela importe peu. Ce qui importe, c’est que l’on ne se trompe pas sur l’importance de cette affaire. Là bas, je préférerais me taire à tout autre chose.

– Où en sont aujourd’hui les relations entre Juifs et Chrétiens ?

– C’est une longue histoire de réconciliation. Depuis « Nostra Aetate », le document conciliaire dont on fêtera le 40e anniversaire, en octobre, à Rome. C’est un document voté par le Concile Vatican II auquel le pape actuel, Jean-Paul II, alors archevêque de Cracovie, a travaillé de façon précise et particulière, ainsi qu’à d’autres textes importants du Concile.

Il a formulé de façon renouvelée la relation du peuple juif et de l’Eglise, de l’Eglise et du peuple juif, balisant les conditions du dialogue à venir. Il ne faisait pas table rase du passé, mais assumait ce passé et ouvrait les portes de l’avenir. Karol Wojtyla n’a pas cessé de travailler au développement de ces relations, et de travailler à ce que tous les gestes nécessaires à la purification de la mémoire, à l’attestation de la sincérité soient clairement exprimés. J’ajoute un point qui à mes yeux est très important, il ne l’a pas fait de manière opportuniste (le cardinal cite des réconciliations entre Nations voisines) : la réconciliation entre chrétiens et juifs va beaucoup plus loin, dans un autre domaine, car elle touche l’essence de la foi chrétienne dans sa racine. L’enjeu, c’est l’authenticité même de la foi chrétienne : c’est ce qui est exprimé de façon puissante, non seulement, de façon elliptique par le texte du Concile, mais par tout l’enseignement de Jean-Paul II depuis trente ans.

Aujourd’hui, grâce à cela, et au chemin fait par les communautés juives, des préventions extraordinaires sont tombées. Comme si, la confiance rétablie, on se fie l’un à l’autre, et que c’est la recherche de la vérité qui nous gouverne. Chacun peut rester qui il est et découvrir ce que nous avons en commun, ne serait-ce que la conception de l’homme, l’anthropologie, la référence constante, dans l’Eglise catholique est la Genèse, qui fait partie de la révélation chrétienne sur l’homme et la femme, la destination des biens. Jésus lui-même se réfère au récit de la Genèse, de la création de l’homme. Ce n’est pas une parole juive prise par des chrétiens ou une parole chrétienne entendue par des juifs comme étant la leur, mais il s’agit de la « même » Parole. Quelque chose a donc changé dans la situation actuelle : la confiance a priori a remplacé la méfiance et le rejet ; mais aussi la capacité de se dire ce qu’on pense sans peur d’offenser ou de blesser, entre gens qui se respectent ; et la prise de conscience qu’il y a des enjeux communs, éthiques, spirituels, religieux, dont juifs et chrétiens – catholiques – sont porteurs non pas pour eux-mêmes comme une vérité confessionnelle mais comme un service rendu à l’humanité tout entière. Dire ce que l’on a à dire, témoigner de ce dont on doit témoigner, et pouvoir le faire ensemble, c’est la tâche que l’on a devant nous.

– Est-on allé trop loin, trop vite dans la réconciliation entre l’Allemagne et la communauté juive ?

– On voit comment cette normalisation est en train de s’opérer : visite du chancelier en Israël, etc. Une réconciliation donnée, voulue de part et d’autre, pourquoi vouloir la limiter ?

– L’utilité des voyages à Auschwitz ?

– Il vaut mieux, face au révisionnisme, aller voir ce que l’humanité a été capable de faire. (Le cardinal renvoie à sa conférence à Lyon, à l’occasion du 10e anniversaire de la disparition du cardinal Decourtray). Le Père Decourtray, qui était un homme sensible, de bonne foi, intelligent, cultivé, ne mesurait absolument pas ce dont il s’agissait. Il a eu un choc intérieur, et il a fait un chemin spirituel extraordinaire, par le filtre de cette affaire. Ce n’est pas simplement un « musée des horreurs » comme dans les foires. C’est une descente dans l’enfer des phantasmes humains. Il ne faut pas le faire sans précautions, sans avertissement, sans accompagnement. Mais ce n’est pas simplement une introspection subjective, fantasmatique de ce qui peut habiter l’inconscient, ou les représentations qui habitent les êtres humains, y compris les jeunes, mais dans les fantasmagories réalisées de l’espèce humaine, cela ne peut pas se faire sans accompagnement et une discussion.

– Que penser de l’antisémitisme actuel ?

– (Le cardinal renvoie à sa récente conférence de Bruxelles) L’antisémitisme, l’anti-judaïsme européen n’est pas une réalité unique et homogène d’un pays à l’autre. Il y a peu d’anti-sémitisme en Italie, ce n’est pas « naturel ». En France l’antisémitisme contraste avec le fait que c’est la nation qui a donné la première à la communauté juive – en marge mais très présente dans l’histoire de France -, il y a plus de deux siècles, des droits civiques, même si il y a eu au cours de ces deux siècles l’affaire Dreyfus et quantité d’autres affaires de ce genre. Si vous comparez avec l’antisémitisme slave, ou ce qui s’est passé en Hongrie, en Roumanie, l’histoire très particulière de l’Autriche, en Allemagne, on se rend compte qu’il existe des traditions locales qui tiennent à la culture et à la place que la communauté juive y a tenu.

En France, l’antisémitisme y est réactivé par des problèmes qui touchent d’abord l’immigration. C’est un cas de figure très curieux. Je ne suis pas sûr qu’il y ait comme une reviviscence du vieil antisémitisme français. Il a été comme affaibli par les épreuves mêmes traversées par la communauté juive et l’histoire propre de la Nation française. Ce qui éclate peut-être c’est un antisémitisme, j’allais dire « d’adolescence » ou de provocateur, qu’on ne sait pas très bien où situer. Car je me garderais bien de dire que c’est un antisémitisme typique de toute la population immigrée d’origine maghrébine, ni non plus systématiquement islamiste ou islamique. J’éviterais de généraliser. Une partie du problème est dû aux conditions sociales de l’intégration ou de la non intégration d’une partie de l’immigration massive. Elle trouve des racines dans une idéologie d’inspiration religieuse.

La question est comment gérer cette situation. Il faut d’abord ne pas mettre le feu à la brousse tout de suite. Il faut savoir qui a fait quoi. Dans deux ou trois cas récents, j’ai dit attendons de savoir qui a fait quoi avant de protester. Je ne croyais pas si bien faire, il y a eu le cas de cette femme mythomane, ou d’autres cas absurdes, montés en épingle. Il faut attendre que les faits soient prouvés. Si la police, qui doit faire l’enquête, trouve vraiment des mouvements de type nazi ou fasciste, criminels constitués, dans ce cas, il y a le devoir de clarifier les choses fortement. Si c’est un adolescent provocateur, il ne faut pas lui donner la joie de faire de lui une vedette, de se voir à la une. Donc, il y a une hygiène mentale de la médiatisation. Je ne confondrais pas sys
tématiquement racisme (voir ce que cela veut dire, à qui cela s’applique), xénophobie (délit de « sale-gueule » ou de « couleur de peau ») et antisémitisme, ou rejet d’une minorité (comme à Paris, lorsqu’on parle de Roumains, on pense aux petits enfants dans le métro, il y a un problème, mais il ne faut pas généraliser).

– Est-ce que la Shoah est à la cime des « catastrophes » , des crimes contre l’humanité ?

– Elle est la cime pour les raisons pas pour la quantité : je n’en sais rien. Je ne sais pas combien il y a eu de millions de morts dans la Chine communiste, je ne sais pas combien il y a eu de millions de déportations sous Staline, ce qui fait la singularité, ce n’est pas seulement la quantité, c’est la nature du crime. C’est-à-dire, la destruction, massive, scientifique, délibérée, voulue, avec des procédures totalement rationnelles, au prix de toute rationalité économique ou géographique ou historique. On a détruit pour détruire, alors que les troupes se retiraient et continuaient à exterminer. L’extermination du ghetto de Varsovie, une vraie folie, même stratégique. Et il y a d’autres affaires de ce genre. C’est la caractéristique singulière de cette destruction, qui a une dimension religieuse, je l’ai évoqué. Pourquoi les Juifs ? Et deuxièmement , pourquoi comme ça ? Pourquoi avec une telle puissance, et une telle rationalité folle. Et pourquoi un tel mensonge ? Il fallait tout camoufler. C’est Saul Friedländer qui a mis en évidence ce caractère mensonger avec la fabrication d’une langue nouvelle – comme l’ont fait les soviétiques ensuite – pour dire les choses sans en parler. Ce sont trois caractéristiques très précises.

Share this Entry

ZENIT Staff

FAIRE UN DON

Si cet article vous a plu, vous pouvez soutenir ZENIT grâce à un don ponctuel