La liberté religieuse face au laïcisme et au fondamentalisme (II)

Commentaire d’« Ecclesia in Medio Oriente »

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Massimo Introvigne

Traduction d’Hélène Ginabat

ROME, lundi 17 septembre 2012 (ZENIT.org) – A la véritable notion de liberté religieuse, et au rapport correct entre religion et politique, s’opposent, comme nous l’avons déjà fait remarquer, d’une part le laïcisme et d’autre part le fondamentalisme. « Comme le reste du monde, le Moyen-Orient connaît deux réalités opposées : la laïcité avec ses formes parfois extrêmes, et le fondamentalisme violent qui revendique une origine religieuse » 45. Le problème est que souvent certains milieux musulmans, refusant le laïcisme, c’est-à-dire la séparation inacceptable  et absolue entre religion et politique, finissent par refuser aussi la laïcité qui est au contraire la distinction correcte et nécessaire entre ces deux réalités, qui évite la confusion entre elles, typique du fondamentalisme. « C’est avec grande suspicion que certains responsables politiques et religieux moyen-orientaux, toutes communautés confondues, considèrent la laïcité comme athée ou immorale. Il est vrai que la laïcité peut affirmer parfois de manière réductrice que la religion relève exclusivement de la sphère privée comme si elle n’était qu’un culte individuel et domestique situé hors de la vie, de l’éthique, de l’altérité. Dans sa forme extrême et idéologique, cette laïcité devenue sécularisme, nie au citoyen l’expression publique de sa religion et prétend que l’État seul peut légiférer sur sa forme publique » 46. En vérité, note le pape, « ces théories sont anciennes. Elles ne sont plus seulement occidentales et elles ne peuvent pas être confondues avec le christianisme » 47. Les musulmans ont raison de les refuser, mais ce refus du laïcisme ne devrait pas impliquer la laïcité qui a une forme saine et acceptable.

L’explication de ce qu’il faut entendre par saine laïcité, distincte et même opposée au laïcisme, est particulièrement importante : « La saine laïcité, en revanche, signifie libérer la croyance du poids de la politique et enrichir la politique par les apports de la croyance, en maintenant la nécessaire distance, la claire distinction et l’indispensable collaboration entre les deux. Aucune société ne peut se développer sainement sans affirmer le respect réciproque entre politique et religion en évitant la tentation constante du mélange ou de l’opposition. Le rapport approprié se fonde, avant toute chose, sur la nature de l’homme – sur une saine anthropologie donc – et sur le respect total de ses droits inaliénables. La prise de conscience de ce rapport approprié permet de comprendre qu’il existe une sorte d’unité-distinction qui doit caractériser le rapport entre le spirituel (religieux) et le temporel (politique), puisque tous deux sont appelés, même dans la nécessaire distinction, à coopérer harmonieusement pour le bien commun. Une telle laïcité saine garantit à la politique d’opérer sans instrumentaliser la religion, et à la religion de vivre librement sans s’alourdir du politique dicté par l’intérêt, et quelquefois peu conforme, voire même contraire, à la croyance. C’est pourquoi la saine laïcité (unité-distinction) est nécessaire, et même indispensable aux deux » 48. Entre religion et politique, il ne devrait y avoir ni confusion ni séparation, mais unité et distinction ensemble dans la collaboration. A cause des circonstances particulières du Moyen-Orient, il n’est pas facile de reconquérir cette vérité. « Le défi constitué par la relation entre le politique et le religieux peut être relevé avec patience et courage par une formation humaine et religieuse adéquate. Il faut rappeler continuellement la place de Dieu dans la vie personnelle, familiale et civile, et la juste place de l’homme dans le dessein de Dieu. Et surtout à cette fin, il faut prier davantage » 49.

Le risque, naturellement, ne vient pas uniquement du laïcisme. Il y a aussi, à l’opposé extrême, le fondamentalisme. « Les incertitudes économico-politiques, l’habileté manipulatrice de certains et une compréhension déficiente de la religion, entre autres, font le lit du fondamentalisme religieux. Celui-ci afflige toutes les communautés religieuses, et refuse le vivre- ensemble séculaire. Il veut prendre le pouvoir, parfois avec violence, sur la conscience de chacun et sur la religion pour des raisons politiques » 50. Chrétiens, juifs et musulmans devraient travailler ensemble afin « d’éradiquer cette menace qui touche indistinctement et mortellement, les croyants de toutes les religions » 51. « “Utiliser les paroles révélées, les Écritures Saintes ou le nom de Dieu, pour justifier nos intérêts, nos politiques si facilement accommodantes, ou nos

violences, est une faute très grave”. » 52.

Les conséquences des erreurs en terme de rapport entre religion et politique ne se limitent pas à la sphère théorique. Elles se manifestent, de manière tragique, en poussant les chrétiens de la région à émigrer, alors que dans les pays plus riches de la zone affluent les travailleurs immigrés, souvent eux aussi chrétiens, dont les droits à la liberté religieuse et à  la dignité du travail ne sont souvent pas respectés. « Par expérience, [les chrétiens] savent aussi qu’ils sont des victimes désignées lorsqu’il y a des troubles. Après avoir participé activement pendant des siècles à la construction des nations respectives et contribué à la formation de leur identité et à leur prospérité, les chrétiens sont nombreux à choisir des cieux plus propices, des lieux de paix où eux et leurs familles pourront vivre dignement et en sécurité, et des espaces de liberté où leur foi pourra s’exprimer sans être soumis à des contraintes diverses » 53. Cette émigration massive des chrétiens devrait être empêchée quand c’est possible, alors que dans les pays où ils se rendent, les chrétiens du Moyen-Orient devraient faire l’objet d’un accompagnement pastoral adapté, qui respecte leurs particularités.

En même temps, le Moyen-Orient connaît aujourd’hui « la présence dans les pays à économie forte de la région, de travailleurs de toute sorte venant d’Afrique, d’Extrême-Orient et du sous-continent indien. Ces populations constituées d’hommes et de femmes souvent seuls ou de familles entières, sont confrontées à une double précarité. Ils sont étrangers dans le pays où ils travaillent, et ils expérimentent trop souvent des situations de discrimination et d’injustice » 54. « Corvéables à merci sans pouvoir se défendre, ayant des contrats de travail plus ou moins limités ou légaux, ces personnes sont parfois victimes d’infractions des lois locales et des conventions internationales. Par ailleurs, elles subissent de fortes pressions et de graves limitations religieuses » 55.

Si la première partie de l’exhortation apostolique décrit le contexte social, politique et religieux du Moyen-Orient, occasion de réflexions qui intéressent toute l’Eglise universelle, la seconde et la troisième partie entrent plus directement dans les problèmes des communautés catholiques locales. Je me limite ici à en signaler quelques-uns. Avant tout, comme c’est bien connu, il y a dans les rites catholiques orientaux, à la différence du rite latin, des prêtres mariés qui sont pleinement prêtres catholiques et qui coexistent avec des prêtres qui ont choisi le célibat. Le pape affirme que « le célibat sacerdotal est un don inestimable de Dieu à son Église, qu’il convient d’accueillir avec reconnaissance, aussi bien en Orient qu’en Occident, car il représente un signe prophétique toujours actuel. Rappelons, en outre, le ministère des prêtres mariés qui sont une composante ancienn
e des traditions orientales. Je voudrais adresser aussi mes encouragements à ces prêtres qui, avec leurs familles, sont appelés à la sainteté dans le fidèle exercice de leur ministère et dans leurs conditions de vie parfois difficiles. À tous, je redis que la beauté de votre vie sacerdotale suscitera sans doute de nouvelles vocations qu’il vous incombera de cultiver
 » 56.

La très riche histoire du monachisme du Moyen-Orient devrait à son tour pousser tous les catholiques, même ceux qui ne sont pas moines, à « méditer longuement et avec soin sur les conseils évangéliques : l’obéissance, la chasteté et la pauvreté, pour redécouvrir aujourd’hui leur beauté, la force de leur témoignage et leur dimension pastorale. Il ne peut y avoir de régénération interne du fidèle, de la communauté croyante, et de l’Église tout entière que s’il y a un retour déterminé et sans équivoque, chacun selon sa vocation, vers le quaerere Deum(la recherche de Dieu) qui aide à définir et à vivre en vérité le rapport à Dieu, au prochain et à soi-même » 57.

D’autres indications rappellent des thèmes souvent abordés par Benoît XVI, même dans des contextes différents de celui du Moyen-Orient. Les laïcs sont ainsi invités à « surmonter les divisions et toute interprétation subjectiviste de la vie chrétienne. Veillez à ne pas séparer celle-ci – avec ses valeurs et ses exigences – de la vie en famille ou dans la société, dans le travail, dans la politique et dans la culture, parce que tous les divers domaines de la vie du laïc rentrent dans le dessein de Dieu » 58. Parmi les champs d’engagement social et politique, le pape signale la défense de la famille, dans un contexte international où « les propriétés essentielles du mariage sacramentel – unité et indissolubilité (cf. Mt 19, 6) – et le modèle chrétien de la famille, de la sexualité et de l’amour sont de nos jours sinon contestés du moins incompris par certains fidèles. La tentation existe de s’approprier des modèles contraires à l’Évangile véhiculés par une certaine culture contemporaine répandue partout dans le monde » 59.

Une attention particulière a été accordée à la partie de l’exhortation apostolique qui, dans un contexte marqué par des discussions sur un thème propre à l’intérieur du monde musulman, rappelle la notion chrétienne d’égalité entre l’homme et la femme. « Cette égalité est blessée par les conséquences du péché (cf. Gn 3, 16 ; Mt 19, 4). Surmonter cet héritage, fruit du péché, est un devoir pour tout être humain, homme ou femme  » 60. « Je voudrais assurer toutes les femmes que l’Église catholique, se situant dans la fidélité au dessein divin, promeut la dignité personnelle de la femme, et son égalité avec l’homme, en face des formes les plus variées de discrimination auxquelles elle est soumise, du seul fait qu’elle est femme. De telles pratiques blessent la vie de communion et de témoignage. Elles offensent gravement non seulement la femme mais aussi et surtout Dieu, le Créateur » 61.

Le pape affirme que « les chrétiens des pays de la région doivent avoir la possibilité d’appliquer dans le domaine matrimonial et dans les autres domaines, leur droit propre sans restriction » 62, c’est-à-dire qu’ils ne doivent pas être soumis au droit de la famille islamique dans les pays où celui-ci se confond avec la loi civile. Il est possible pourtant que même dans l’application du droit canon catholique il y ait alors des problèmes qui dérivent du contexte culturel. Voici alors la recommandation selon laquelle « lors des différends juridiques qui, malheureusement, peuvent opposer l’homme et la femme surtout dans des questions d’ordre matrimonial, la voix de la femme doit être écoutée et prise en considération avec respect à l’égal de celle de l’homme pour faire cesser certaines injustices » 63. « La justice de l’Église doit être exemplaire à tous ses niveaux et dans tous les domaines qu’elle touche. Il faut absolument veiller à ce que les différends juridiques relatifs aux questions matrimoniales ne conduisent pas à l’apostasie » 64.

La troisième partie de l’exhortation fournit des indications pastorales, catéchétiques et liturgiques, qui partent de l’adhésion à l’Ecriture Sainte, en recommandant l’étude d’un document important du Magistère de Benoît XVI : « Dans la perspective d’une approche ecclésiale de la Bible, une lecture, individuelle et en groupe, de l’Exhortation apostolique post-synodale Verbum

Domini sera de grand apport » 65. Du contexte historique du Proche-Orient, le pape tire un rappel aux principes fondamentaux illustrés par Verbum Domini. « Les écoles exégétiques d’Alexandrie, d’Antioche, d’Édesse ou de Nisibe ont contribué puissamment à l’intelligence et à la formulation dogmatique du mystère chrétien aux IVe et Ve siècles. L’Église entière leur en est reconnaissante. Les tenants des divers courants d’interprétation des textes s’accordaient sur des principes traditionnels en exégèse, communément admis par les Églises d’Orient et d’Occident. Le plus important est la croyance que Jésus-Christ incarne l’unité intrinsèque des deux Testaments et par conséquent l’unité du dessein salvifique de Dieu dans l’histoire (cf. Mt 5, 17)  » 66. « Vient ensuite la fidélité à une lecture typologique de la Bible, selon laquelle certains faits de l’Ancien Testament sont une préfiguration (type et figure) des réalités de la Nouvelle Alliance en Jésus-Christ, clé de lecture de toute la Bible » 67.

Sur le plan pastoral, les Eglises du Moyen-Orient ajoutent à leurs engagements celui d’accueillir les millions de pèlerins qui viennent en Terre Sainte. Il s’agit d’un pèlerinage auquel l’Eglise ne peut renoncer. « En se situant dans la pénitence pour la conversion et dans la recherche de Dieu, mettant ses pas dans les pas temporels du Christ et des apôtres, le pèlerinage vers les lieux saints et apostoliques peut être, s’il est vécu avec foi et profondeur, une authentique sequela Christi. Dans un second temps, il permet également aux fidèles de s’imprégner davantage de la richesse visuelle de l’histoire biblique qui retrace devant eux les grands moments de l’économie du salut » 68. Benoît XVI fournit encore une indication spécifique à ceux qui organisent des pèlerinages : « Au pèlerinage biblique, il convient aussi d’associer le pèlerinage aux sanctuaires

des martyrs et des saints, en qui l’Église vénère le Christ, source de leur martyre et de leur sainteté » 69.

L’exhortation se conclut par deux recommandations habituelles dans le récent Magistère, relatives à l’Année de la foi et au Catéchisme de l’Eglise catholique. « L’Année de la Foiqui se situe dans le contexte de la nouvelle évangélisation, sera, si elle est vécue avec une intense conviction, un excellent stimulant pour promouvoir une évangélisation interne des Églises de la région, et pour consolider le témoignage chrétien » 70. « Le Catéchisme de l’Église catholiqueest une base nécessaire. Comme je l’ai déjà indiqué, sa lecture et son enseignement doivent être encouragés, tout comme une initiation concrète à la Doctrine sociale de l’Église » 71.

Références :

45 Ibid., n. 29.

46 Ibid.

47 Ibid.

48 Ibid.

49 Ibid.

50 Ibid., n. 30.

51 Ibid.

52 Ibid.

53 Ibid., n. 31.

54 Ibid., n. 33.

55 Ibid., n. 34.

56 Ibid., n. 48.

57 Ibid., n. 54.

58 Ibid., n. 56.

59 Ibid., n. 58.

60 Ibid., n. 60.

61 Ibid.

62 Ibid., n. 61.

63 Ibid.

64 Ibid.

65 Ibid., n. 70. Cf. à ce sujet M. Introvigne – Pietro Cantoni, Esegesi biblica e Concilio Ecumenico Vaticano II. Una riflessione sull’esortazione apostolica postsinodale Verbum Domini di Papa Benedetto XVI, in Cristianità, anno XXXVIII, n. 358, ottobre-dicembre 2010, pp. 19-33.

66 Benoît XVI, Exhortation apostolique post-synodale Ecclesia in Oriente, cit., n. 70.

67 Ibid.

68 Ibid., n. 83.

69 Ibid.

70 Ibid., n. 88.

71 Ibid., n. 93.

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