La démocratie, une valeur spirituelle

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Colloque au Collège des Bernardins

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« La démocratie, valeur spirituell »: c’était le thème d’un colloque organisé à Paris au collège des Bernardins, les 19 et 20 avril 2013. Antoine Arjakovsky, codirecteur du département « Société Liberté Paix » au Collège des Bernardins présente cette rencontre.

Dans quel projet de recherche s’inscrit ce colloque sur la démocratie ?

Ce colloque est l’aboutissement des travaux du séminaire de recherche du Collège des Bernardins qui s’est tenu sur un rythme mensuel de septembre 2011 à mars 2013. Ce séminaire intitulé « La démocratie, une valeur spirituelle ? » fut animé par les deux codirecteurs du département de recherche « Société, Liberté, Paix », Antoine de Romanet et moi-même. Il est parti de la réflexion de Jean-Baptiste de Foucauld sur la nécessité aujourd’hui de retrouver les valeurs inhérentes à la république démocratique. Le président de Démocratie et Spiritualité propose en particulier une nouvelle forme de gouvernance fondée sur une triple culture de régulation, de résistance et d’utopie. Alors que nous venions d’organiser en avril 2011 un colloque sur « Gouvernance mondiale et éthique au XXIe siècle » et que nous sommes actuellement engagés dans la Chaire d’Andréa Riccardi « La globalisation une question spirituelle », cette approche originale a attiré notre attention.

Elle s’est élargie ensuite aux travaux de plusieurs membres du séminaire tels que Mgr Eric de Moulins Beaufort, Philippe Poirier, François de Lacoste Lareymondie, Hugues d’Hautefeuille, Frédéric Louzeau, Bertrand Vergely, Stéphane Courtois, Emmanuelle Mignon, Denis Sureau, Chantal Delsol, etc… Plusieurs organisations ont souhaité soutenir les travaux du séminaire (Démocratie et Spiritualité, la Fondation de Service Politique, les Semaines Sociales de France, l’Université du Luxembourg) puis du colloque conclusif  (en plus des précédentes : Confrontations Europe, La Fondation de la Maison des Sciences de l’Homme). Le séminaire a mobilisé une centaine de chercheurs et a donné lieu, outre les vingt séances de séminaires, à trois colloques internationaux (Luxembourg 1-2 juin 2012 ; Lviv septembre 2012 ; Paris 19-20 avril 2013). De nombreuses personnalités de premier plan nous ont fait l’honneur d’apporter leur contribution à ce séminaire de recherche. On pourra consulter leurs noms dans le programme du séminaire affiché sur notre site internet (http://www.collegedesbernardins.fr/index.php/pole-de-recherche/societe-liberte-paix/societe-liberte-paix-seminaire–la-democratie-une-valeur-spirituelle–.html ) et leurs contributions sur le CDROM des actes du séminaire (en vente à la Procure des Bernardins au prix de 5 euros).

Ce colloque est d’une actualité brûlante, en France comme dans de nombreux pays dans le monde, avez-vous traité de sujets comme le mariage homosexuel ou la moralisation de la vie politique ?

Oui bien évidemment nous en avons parlé, mais en évitant les polémiques, car le sujet du colloque se situait à un niveau plus théorique. Nous avons abordé également le rapport Jospin de novembre 2012 intitulé « Pour un renouveau démocratique » ou encore le désir du ministre de l’éducation nationale français de proposer des cours de morale dans les écoles et lycées pour faire face à la perte dramatique de culture éthique et religieuse des élèves. Le constat général des intervenants fut que les démocraties traversent une crise profonde un peu partout dans le monde, à commencer par la France. Cette crise se traduit par une perte de confiance des citoyens à l’égard du personnel politique mais aussi à l’égard d’un Etat qui a perdu le souvenir de sa double légitimité. La démocratie de l’âge moderne en effet repose non seulement sur le pouvoir du peuple mais aussi sur le rapport de la nation à l’Etre suprême. Voici ce que déclaraient les députés de l’Assemblée nationale en 1789 au moment de la proclamation des droits de l’Homme et du Citoyen : « L’Assemblée Nationale reconnaît et déclare, en présence et sous les auspices de l’Etre suprême, les droits suivants de l’Homme et du Citoyen ».
Pour avoir perdu le souvenir de sa légitimité spirituelle, les valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité en sont venues à s’opposer et à se diluer. Les « libéraux », qui privilégiaient la liberté, en sont venus à s’opposer aux « socialistes », qui mettaient l’accent sur l’égalité, tandis que la valeur de fraternité, coupée de toute référence à la paternité et transformée en valeur de « solidarité », a progressivement disparu. Or en l’absence d’un référent symbolique il n’est plus possible de parler de vertu, à commencer par celle d’honnêteté. D’où l’échec de toutes les réformes de moralisation de la vie politique et des différentes tentatives de réintégrer du religieux et de la morale à l’école. Le principal reproche qu’on puisse faire au récent rapport Jospin est que pas à un moment il n’y est question de vertu personnelle ni d’éthique publique ni même de projet républicain. Tout se passe comme si la réforme de la démocratie pouvait avoir lieu de façon mécanique et institutionnelle sans participation des êtres humains. Il est logique que la Commission Jospin se préoccupe du contrôle entre autres institutions de l’autorité de la concurrence et des marchés financiers. Mais pour lutter contre la corruption elle ne parle pas à un seul moment de la vertu d’honnêteté. Elle se contente d’enfoncer la tête sous la terre du jargon administratif en condamnant la « situation d’interférence entre un intérêt public et des intérêts publics ou privés de nature à compromettre l’exercice indépendant, impartial et objectif d’une fonction. »
Mais le « qui » démocratique ne peut se passer d’une réflexion de fond sur le « quoi » républicain. Le temps est venu dit Charles Taylor parmi d’autres de repenser les sources morales qui permettent la mise en œuvre du bien commun. Pendant le colloque le député de Strasbourg André Schneider qui fut le rapporteur au sein du Conseil de l’Europe de la recommandation en faveur de l’enseignement de la culture religieuse et convictionnelle dans les établissements publics européens a insisté sur ce point. C’est la raison pour laquelle également nous lançons ce mois-ci au Collège des Bernardins pour la première fois en France une formation continue à la culture éthique et religieuse avec le soutien de l’ensemble des responsables de culte. Celle-ci pourrait bien aider M. Vincent Peillon à proposer une formation adéquate aux enseignants qui seront en charge de la morale à l’école (cf www.agapan.fr).

Quels étaient les objectifs du colloque ?

Le principal objectif était de faire naître des consensus entre des personnes et des courants intellectuels qui se rencontrent peu en temps normal (y compris au sein du monde chrétien) en raison de l’atomisation croissante de nos institutions et d’un rationalisme ambiant coupé de toute ouverture à l’invisible. Mais aussi de provoquer des synthèses entre théoriciens et praticiens sur la question des conditions selon lesquelles les religions peuvent apporter les ressources qui manquent aux démocraties aujourd’hui. De ce point de vue le dialogue du vendredi soir entre Jean-Baptiste de Foucauld, qui représente d’une certaine façon les chrétiens de gauche, François de Lacoste Lareymondie, l’un des fondateurs de la Fondation de service politique, et le député Jean-Frédéric Poisson, vice-président du Parti chrétien démocrate était remarquable. Les uns et les autres ont cherché à dépasser les lignes de fracture gauche-droite et se sont retrouvés autour de la nécessaire transcendance dans les démocraties, mais aussi de la dimension trinitaire, non verticale, du pouvoir divin. De même Jean-Frédéric Poisson très impliqué dans la résistance à la loi
Taubira sur le « mariage homosexuel » nous a surtout parlé de Thomas d’Aquin et de philosophie contemporaine. Tandis que Jean-Baptiste de Foucauld et François de Lacoste Lareymondie qui ont chacun publié plusieurs livres sur les réformes à accomplir pour que la démocratie française retrouve le chemin du bien commun et d’un vivre ensemble apaisé, ont montré qu’ils disposaient d’une excellente expérience du terrain et d’un profond sens de l’engagement civique. Il se trouve que Jean-Baptiste de Foucauld vient de lancer à l’Assemblée nationale à Paris la semaine dernière avec deux députés socialistes, mais aussi Jérôme Vignon et Jacques Delors, un nouveau mouvement, « Esprit civique » dont le but est précisément de remettre la personne au cœur des politiques publiques.

Nous souhaitions également trouver des lignes de rencontre entre croyants et non croyants en vue de faciliter la transformation de nos démocraties représentatives en démocraties participatives (au sens le plus effectif du terme). Là encore j’ai ressenti une grande joie à écouter les dialogues entre M. Grignard, le trésorier de la CFDT qui a insisté sur le lien nécessaire entre valeur et action dans le travail syndical, Philippe Poirier, professeur à l’université du Luxembourg qui a cité le cas remarquable de la nouvelle e-constitution islandaise d’octobre 2012, et Emmanuelle Mignon, conseillère d’Etat, qui a mis en valeur la dimension encore inachevée de la laïcité française. Pour prendre un autre exemple on a pu constater pendant le colloque des lignes de convergence entre le nouvel humanisme appelé de ses vœux par Antoine Guggenheim, le directeur du pôle de recherches des Bernardins, et la volonté exprimée par Michel Wieviorka, l’administrateur de la Fondation de la Maison des Sciences de l’Homme de redéfinir l’individu de façon complexe en respectant en particulier la dimension inaliénable de la dignité de tout homme et de toute femme.

Comment de tels consensus ont-ils été possibles ?

Ces consensus sont possibles d’une part lorsqu’on comprend que l’heure est grave et que le temps est venu de rebâtir une société non pas seulement sur des mécanismes institutionnels mais également sur des valeurs éthiques et au-delà sur des valeurs spirituelles, symboliques, capables de faire du lien social. D’autre part, c’est je crois un des grands apports de ce colloque, lorsqu’on prend conscience qu’il y a une réforme profonde à opérer de la science politique contemporaine. Blandine Kriegel, professeure des universités, a retracé l’histoire de la philosophie politique à l’époque moderne. Elle en a tiré comme conclusion qu’il était nécessaire de revenir à une théologie du politique qui soit en mesure à la fois de distinguer le royaume de César du royaume de Dieu mais aussi de penser à nouveaux frais leur coopération.

En effet comme l’a rappelé Mgr Pascal Gollnisch, directeur de l’œuvre d’Orient, d’un point de vue chrétien César tient son pouvoir de Dieu, tandis que le pouvoir ecclésial ne peut être dissocié de la réalité du monde si l’on comprend l’Eglise comme un buisson ardent. L’exhortation post-synodale prononcée par Benoît XVI au Liban en 2012 est de ce point de vue très précieuse pour les chrétiens comme pour les non chrétiens : « La laïcité peut affirmer parfois de manière réductrice que la religion relève exclusivement de la sphère privée comme si elle n’était qu’un culte individuel et domestique situé hors de la vie, de l’éthique, de l’altérité. Dans sa forme extrême et idéologique, cette laïcité devenue sécularisme, nie au citoyen l’expression publique de sa religion et prétend que
l’État seul peut légiférer sur sa forme publique. Ces théories sont anciennes. Elles ne sont plus seulement occidentales et elles ne peuvent pas être confondues avec le christianisme. La saine laïcité, en revanche, signifie libérer la croyance du poids de la politique et enrichir la politique par les apports de la croyance, en maintenant la nécessaire distance, la claire distinction et l’indispensable collaboration entre les deux. »

Cette nouvelle approche théologico-politique qui favorise les consensus en distinguant plus nettement les territoires a été théorisée pendant le colloque par Frédéric Louzeau et Bernard Bourdin. J’ai pour ma part insisté sur l’actualité de la philosophie personnaliste pour repenser la démocratie post-moderne (cf. Antoine Arjakovsky, Pour une démocratie personnaliste, Paris, Lethielleux, Bernardins Humanités, 2013, 128 pages, 12 euros). Après l’article de Paul Ricoeur de 1983 « Meurt le personnalisme, revient la personne » qui critiqua de façon virulente le personnalisme, on a trop vite considéré le personnalisme comme une philosophie appartenant au passé. Mais il ne faut pas confondre la critique du mouniérisme avec l’ensemble de la philosophie personnaliste. Du reste Paul Ricoeur considérait la personne et la sagesse pratique qui émane de cette notion bien comprise de personne comme les piliers de sa philosophie politique. Pour N. Berdiaev comme pour J. Maritain, pour E. Mounier comme pour G. Fessard, la personne est une réalité inobjectivable. En raison de sa dignité, de sa liberté propre, elle n’est pas une partie. A l’inverse c’est l’univers et l’histoire qui font partie de la personne. Cela signifie que la science politique doit être capable de penser le sujet de droit à la fois comme membre d’une société mais aussi comme être capable d’exercer sa liberté de conscience à son égard. Le cas de l’affaire Dreyfus en France ou l’exemple de résistance au Goulag de Soljénytsine sont remarquables de ce point de vue. Car la personne est non seulement un être de raison mais aussi et avant tout un être libre. « La personne c’est la totalité de la pensée, la totalité du vouloir, la totalité des sentiments, la totalité de l’activité créatrice. La raison telle que la concevait la philosophie grecque, la raison dont parle l’idéalisme allemand est une raison impersonnelle, commune à tous les hommes. Mais j’ai aussi une raison qui m’est personnelle ou plutôt, une volonté personnelle. »  Dès lors le principe de l’égalité comme tel n’a pas de signification propre, car l’égalité ne signifie quelque chose que pour autant qu’elle est subordonnée à la liberté et à la dignité humaine.

Quelles sont les conséquences de ce renouveau de la science politique ?

Elles sont incalculables. En particulier comme l’a montré Jerry Powers, professeur à l’Université Notre Dame aux Etats-Unis, cette nouvelle approche permet de repenser totalement la politique extérieure des démocraties. En s’appuyant sur la doctrine sociale de l’Eglise catholique, qui préconise en particulier une large démocratisation du débat moral au sein de la société civile, les Etats-Unis pourraient sortir de l’alternative entre idéalisme wilsonien et néo-conservatisme manichéen. On pourrait également mentionner l’appel de Michel Grabar, maître de conférences à l’université de Rennes 2, à dépasser la catégorie schmitienne « ami/ennemi » pour adopter une attitude juste à l’égard démocraties naissantes en ex-URSS. La redécouverte de la notion théologico-politique de « royaume de Dieu sur la terre » pourrait permettre de relativiser les responsabilités de l’Etat sans pour autant le désengager de l’horizon de la justice sociale. Sur un plan intérieur, John Milbank, professeur à l’université de Nottingham, a montré dans un exposé brillant que cette prise de conscience des limites de la pensée de Rawls ou de Bourdieu, signifiait qu’il fallait désormais un nouvel équilibrage des pouvoirs non pas seulement entre le législatif, le judiciaire et l’exécutif mais aussi entre le « un », le « plusieurs » et le « multiple ». Elisabeth Lulin, directrice générale de Paradigmes et caetera, a
bien montré quant à elle que la philosophie personnaliste a des conséquences très immédiates pour faciliter la mutation en cours du service public vers une administration participative. Cette réforme globale à envisager est fondée selon E. Lulin sur trois principes, la révélation des capacités excédentaires, la notion de plate-forme et le désir de servir :
« Pour qu’une économie du partage fonctionne, il faut que les participants aient quelque chose à partager ; pour qu’un service public participatif fonctionne, il faut que les citoyens aient quelque chose à apporter au processus de production. Ce peut être tout simplement du temps, une présence (par exemple pour rendre visite à des personnes âgées isolées), ou bien des compétences (pour donner les gestes de premier secours), ou bien des moyens matériels incomplètement utilisés (une place inoccupée dans un véhicule, rendue disponible pour le co-voiturage).(…) Le deuxième principe clef d’un service public participatif se résume dans le concept de plate-forme. C’est un terme emprunté au vocabulaire des informaticiens, qui désigne des systèmes informatiques jouant un rôle d’infrastructure logique et informationnelle, sur laquelle des tiers peuvent venir développer de nouvelles applications et services bénéficiant aux usagers finaux du système. (…) Troisième ingrédient clef d’un service public participatif : la bonne volonté des citoyens / usagers à apporter leur contribution. Que l’administration s’ouvre à la contribution des usagers représenterait une énorme révolution culturelle en son sein. Mais une révolution de même ampleur serait nécessaire de notre côté à nous, usagers et citoyens, habitués que nous sommes à bénéficier du service public sans autre effort que d’avoir payé nos impôts. Pour autant, la tâche n’est pas impossible, d’une part parce que le principe du « droit acquis » au service public a déjà commencé à être remis en cause, d’autre part parce que nous bénéficions maintenant de l’expérience accumulée par de multiples initiatives publiques et privées conduites au cours des dix dernières années. »
Toutes ces réformes vont prendre du temps. Pierre Morel, directeur de l’Observatoire Pharos du pluralisme des cultures et des religions, a considéré samedi soir que ce serait « la tâche d’une génération ». D’où l’importance d’un tel colloque. Les actes seront publiés à l’automne prochain et certaines conférences seront disponibles dès le mois de mai en format audio sur le site des Bernardins.

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Antoine Arjakowski

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