L'engagement des laïcs entre laïcité et laïcisme

Print Friendly, PDF & Email

Par Alfonso Carrasco Rouco, doyen de la Faculté de Théologie « San Dámaso » (Madrid)

Share this Entry
Print Friendly, PDF & Email

ROME, dimanche 4 avril 2004 (ZENIT.org) – Nous publions ci-dessous le texte de la conférence prononcée le 30 mars dernier par Don Alfonso Carrasco Rouco, doyen de la Faculté de Théologie « San Dámaso » (Madrid) dans le cadre de la téléconférence internationale organisée par la Congrégation pour le clergé sur le thème des « Fidèles laïcs » (cf. www.clerus.org).

L’engagement des fidèles laïcs entre laïcité et laïcisme

Alfonso Carrasco Rouco

Faculté de Théologie San Damaso

Madrid

 » De par leur vocation propre, il revient aux laïcs de chercher leur royaume de Dieu en administrant les choses temporelles et en les ordonnant selon Dieu. Ceux-ci vivent dans le siècle, engagés dans toutes et chacune des affaires du monde, plongés dans l’ambiance où se meuvent la vie de famille et la vie sociale… C’est là qu’ils sont appelés par Dieu, jouant ainsi le rôle qui leur est propre et guidés par l’esprit évangélique, à travailler comme de l’intérieur… à manifester le Christ aux autres  » (LG 31).
Ainsi, le fidèle laïc existe et vit comme membre du Corps qu’est l’Église, et ne saurait être considéré, selon des critères individualistes, comme étant isolé, coupé de son appartenance ecclésiale. Au contraire, en vertu de son baptême, le laïc est incorporé au Christ et participe à sa manière des tria munera, sacerdotal, prophétique et royal, de telle sorte que sa présence et sa vocation sont constitutives du Peuple de Dieu, à côté de celles des ministres ordonnés. Sa participation à la vie ecclésiale est indispensable à l’existence de l’Église, mais aussi à son identité et à sa mission de fidèle laïc. Il lui faut, par conséquent, participer activement à sa manière à la célébration des sacrements, accueillir d’un cœur docile l’annonce apostolique de la foi et persévérer dans son effort d’intelligence et de compréhension vivante, en en rendant témoignage dans la mesure que lui accorde l’Esprit, en vivant ses dons et ses tâches en pleine communion avec l’Église.

L’enracinement et l’appartenance vécue à l’Église sont indispensables pour que le fidèle laïc puisse accomplir sa mission de façon adéquate, puisque sa caractéristique spécifique est précisément celle d’être présent dans la société. À défaut d’une communion réellement vécue avec l’Église universelle dans la réalité concrète de ses différentes expressions particulières, le fidèle laïc pourra difficilement témoigner sa foi de façon mure et agir efficacement dans le monde. Et inversement, à défaut de la présence et de l’expérience croyante de fidèles laïcs qui vivent leur foi dans la société, l’Église ne peut pas donner un témoignage convainquant de la vérité de l’Évangile comme principe de vie et de salut de l’homme. Car comme l’enseigne LG, toute l’Église, comme peuple rassemblé  » dans l’unité du Père, du Fils et de l’Esprit Saint  » (LG 4), est sacrement, c’est-à-dire signe et instrument de l’unité avec Dieu et du salut offert aux hommes en Christ.

Il est donc d’une importance vitale que l’Église ne cède pas à la tentation du repli sur elle-même, qu’elle garde intacte la parresia de la foi, et cela précisément en ce qui concerne la mission des laïcs, car rien ne peut remplacer le témoignage qu’ils sont appelés à donner de l’intérieur, dans les réalités temporelles. D’autre part, l’Église sera ainsi aidée à trouver les moyens et les mots les plus appropriés en vue du dialogue avec le monde d’aujourd’hui. L’expérience du fidèle laïc facilitera sa perception des problèmes réels et des obstacles particuliers que peut rencontrer la transmission de la foi dans une société concrète. En outre, sa présence constitue un témoignage fondamental – qui n’est pas le seul, mais qui est irremplaçable – d’un affect réel, d’un amour lucide pour la Création et pour le monde, qui est certainement la condition pour que l’homme d’aujourd’hui accepte un dialogue authentique et pour qu’il s’ouvre à un chemin d’évangélisation.

Ainsi pourra se réaliser la première affirmation du christianisme, selon laquelle l’Incarnation du Fils de Dieu introduit le salut dans l’Histoire et signifie l’affirmation définitive du monde, en confirmant la positivité profonde de toutes choses qui, comme création de Dieu,  » sont établies selon leur consistance, leur vérité et leur excellence propre, avec leur ordonnance et leurs lois spécifiques. L’homme doit respecter tout cela et reconnaître les méthodes particulières à chacune des sciences et techniques  » (GS 36). Cette légitime autonomie des réalités créées, cette sagesse profonde présente dans les lois de la nature, est affirmée dans l’activité du fidèle laïc non seulement par ses paroles, mais aussi par ses actes : dans son milieu de travail où se détachent les efforts des arts et des sciences qui  » pénètre les secrets des choses  » (ibidem) en suivant précisément la méthode de l’attention scrupuleuse à la manifestation de la profonde rationalité de toute la réalité – dont le chrétien reconnaît l’origine dans le Logos créateur.
Ce respect profond pour toute chose signifie d’une part affirmer concrètement leur vérité et leur consistance propre, et implique qu’elles ne peuvent pas être réduites à une pure matière informe à la disposition de ce que l’homme veut en faire en usant d’une raison purement instrumentale. D’autre part, il appartient aussi au fidèle de rendre manifeste le sens d’une sécularité authentique, ouverte à l’usage de la raison, en laissant de côté les conceptions mythiques du monde (présentes aujourd’hui à leur façon, par exemple, dans le New Age ou dans la théorie de l’égale dignité des hommes et des animaux).

Particulièrement significatif est l’éclairage que la foi chrétienne apporte à la compréhension de l’homme, partie principale de la Création, car c’est en Jésus-Christ que se révèle pleinement l’énigme de sa dignité, de sa vocation et de son destin (GS 22).
Cette vérité profonde du christianisme, bien souvent niée dans le monde, est manifestée de façon radicale et singulière par les fidèles laïcs à travers le sacrement du mariage. Le mariage chrétien représente un signe particulièrement évident de la lumière et du salut apportés par le Christ, qui pénètre dans les entrailles du monde, le délivre du mal et rend possible la réalisation de ses potentialités les plus profondes. Par sa nature, l’amour conjugal provient déjà des mains du Créateur, qui a façonné l’homme à son image ; mais la possibilité de sa réalisation dans l’Histoire, en surmontant la fragilité et le péché de l’homme, est donnée en Jésus-Christ. C’est pourquoi le mariage chrétien constitue un aspect fondamental de la mission propre aux fidèles laïcs, qui rendent présent dans le monde la vérité profonde de l’amour humain, transformé en signe du salut présent de Dieu.

Nous avons cité ainsi deux grands aspects de l’engagement des fidèles chrétiens dans le monde. En premier lieu, la relation raisonnable avec la réalité créée, avec les choses, qu’on peut résumer par le terme  » travail  » et qui implique la connaissance scientifique, mais aussi les différents arts qui rendent manifeste la profondeur de la réalité, qui ne saurait se réduire à son traitement technique. En deuxième lieu, le grand domaine de l’affect et de l’amour humain, symbolisé de façon paradigmatique par le mariage.
Il faut mentionner maintenant de façon plus particulière la grande signification qu’a l’engagement du fidèle laïc dans la société en vue de la perception et de l’affirmation sociale de la liberté de l’homme. Cela advient avant tout dans la vie du chrétien qui, éclai
ré par l’Évangile, accomplit un effort légitime pour conformer sa vie à la vérité sur l’homme et sur le monde. Il introduit ainsi au cœur de la société le précepte énoncé par Jésus lui-même, qui est à la base de toute relation adéquate entre l’Église et l’État : rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu .

Aujourd’hui nous savons avec la plus grande clarté que la liberté de conscience, qui cherche à connaître la vérité tout entière, la vérité sur le mystère de Dieu qui est à la base de la réalité, afin de pouvoir donner une forme à sa vie (cf. DH 2), est au centre de la liberté de l’homme. C’est ce qu’ont démontré jusqu’à la nausée les totalitarismes de l’histoire récente de notre monde qui prétendaient pénétrer la conscience des hommes et la dominer, provoquant ainsi les pires désastres.

La présence des fidèles laïcs dans le monde fait donc apparaître avec une force toujours nouvelle la question de la liberté religieuse ; ce faisant, elle rend présente dans la société l’affirmation de la liberté de la conscience humaine et du grand respect dû à sa dignité.

Dans cet engagement, les laïcs sont aidés par leur expérience chrétienne, qui garde vivante la perception de la dignité de toute personne comme enfant adoptif de Dieu, qui ne saurait donc être réduite à un rouage du mécanisme du monde et de la société, mais qui est doté d’une liberté et d’une conscience propres et inaliénables parce que liées au niveau le plus profond à Dieu lui-même. D’autre part, en qualité de membre du Peuple de Dieu, le fidèle laïc est capable de surmonter la fragilité inévitable de l’homme, soutenu par la compagnie de ses frères et par le témoignage de sa foi et de sa charité. Il peut alors, à son tour, aimer son prochain comme le demande le Seigneur et être ainsi capable d’affirmer et de défendre la dignité singulière de sa conscience et la valeur de sa liberté.

Pourtant, cet effort pour reconnaître et défendre la dignité et la liberté propres à l’homme tend à s’affaiblir de jour en jour. Alors que diminue l’élan de la recherche et de la capacité d’affirmer la liberté du prochain dans celui qui ne trouve pas la vérité pleine – qui est l’Évangile de Jésus-Christ – il est facile de conclure en se contentant d’une idéologie ou d’un système pouvoir quelconques, incapable de donner sa juste valeur à la stature propre à l’être humain. Ainsi, devant le déclin constant de l’affirmation de la dignité et des droits fondamentaux de l’homme, le fidèle laïc, tant au niveau individuel que communautaire, donne à la société un témoignage d’une valeur inestimable : celui qui croit dans le Seigneur Jésus découvre la grandeur de la dignité et du destin de l’homme, et est aidé à vivre conformément aux exigences de cette vérité reconnue.

Cet aspect de l’engagement du fidèle laïc dans le monde garde toute son urgence et son actualité dans nos pays démocratiques, où grande est la tentation de confondre la légitime laïcité de l’État avec le laïcisme, et de fonder la cohabitation démocratique sur un certain  » relativisme éthique  » selon lequel il faudrait renoncer à toute reconnaissance de la vraie morale pour pouvoir vivre en paix dans une société pluraliste.

Le principe de la laïcité, en soi légitime,  » doit s’entendre comme la distinction entre la communauté politique et les religions  » . Il est l’expression d’une conception profondément démocratique de l’État, dans laquelle celui-ci est conçu comme étant au service des droits de l’homme, dans le respect de sa liberté de conscience. Le laïcisme, en revanche, confond la société et l’État, et puisque l’État doit veiller au bien commun en respectant les différentes croyances sans imposer aucune comme lui étant propre, il prétend refuser aux religions ou aux autres conceptions du monde le droit d’exister dans le cadre de la vie publique, de la société, en imposant ainsi de fait une idéologie propre qui part de l’État. Il ne faut donc pas confondre laïcité et laïcisme.

Dans ce contexte, les fidèles laïcs peuvent apporter une grande contribution à la défense de la liberté et de la convivialité harmonieuse de la société, en premier lieu en cherchant à connaître et à défendre, par des moyens licites, la justice, la liberté, les droits de la personne. En réalité, en défendant le bien de l’homme et de la société dans les différentes problématiques, on ne propose pas des  » valeurs confessionnelles  » comme diraient les laïcistes, et on ne manifeste pas non plus la moindre intolérance religieuse, comme l’objecteraient les relativistes ; car il s’agit de vérités qui prennent racine dans l’être humain et que la raison peut connaître. Même si la foi chrétienne permet de les affirmer avec davantage de certitude, leur affirmation constitue un service raisonnable à la vérité et au bien de l’homme.

Ni les fidèles chrétiens, ni l’Église dans son ensemble, ne peuvent permettre que leur voix soit étouffée dans le débat sur les questions d’importance morale qui affectent la manière dont se construisent la vie et la société. Car vivre socialement et politiquement selon sa conscience n’est pas une forme de confessionnalisme ni une imposition intolérante ; bien au contraire, c’est la manifestation de la maturité de la personne dans sa compréhension de la réalité et dans la décision de sa liberté en faveur d’un ordre social plus juste. En revanche, nier au fidèle laïc le droit d’agir selon sa conscience, en le disqualifiant à cause de ses convictions, est une forme d’intolérance.

L’engagement du fidèle laïc, entre laïcité et laïcisme, signifie donc éviter la tentation très répandue dans notre société de séparer le domaine de la conscience de celui des prises de position publiques. Cela n’est pas exigé par la légitime laïcité de l’État, et cela risque au contraire de saper les fondements de la convivialité démocratique, à savoir : la reconnaissance de la liberté de conscience et de la liberté religieuse, qui sont des droits fondamentaux de l’homme, antérieurs à toute structure du pouvoir social.

D’autre part, donner pour acquise l’inutilité de sa propre conscience dans la vie publique reviendrait à accepter une société dans laquelle on ne valorise pas et on ne cherche pas la vérité, dans laquelle on affaiblit toute forme authentique d’exercice de la liberté. En même temps, cela signifierait réduire au silence ce qui est le plus caractéristique de la foi chrétienne, qui découvre dans le Christ la révélation définitive de la vérité sur Dieu ainsi que de la vérité pleine sur l’homme.

Pour le fidèle laïc, au contraire, le monde séculier est le lieu privilégié où doit se manifester la vérité et la fécondité de la foi, de l’espérance et de la charité qui anime toute sa vie. Sa présence dans le monde du travail et dans la vie publique de la société, sa défense de la dignité et des droits de l’homme, la réalité de son amour conjugal vécu dans le mariage, constituent le témoignage irremplaçable – un témoignage qui appartient uniquement aux fidèles laïcs et ne peut être donné que par eux – de la vérité de l’Évangile de notre Seigneur et de sa présence dans le monde à travers la réalité de ce peuple sui generis (Paul VI) qu’est son Église.

Share this Entry

ZENIT Staff

FAIRE UN DON

Si cet article vous a plu, vous pouvez soutenir ZENIT grâce à un don ponctuel