"L'Église d'Haïti, dans la tourmente du conflit" (2)

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Portrait et point de vue d’un Jésuite belge sur place

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CITE DU VATICAN, Vendredi 19 mars 2004 (ZENIT.org) – Éric Vollen, jésuite belge se trouvant en Haïti, a livré à CathoBel son point de vue – après s’être minutieusement documenté et avoir rencontré des personnes engagées dans l’Église – sur la cette situation complexe. Un document qui n’a pas « la prétention d’analyser en profondeur la situation de l’Église haïtienne, mais plutôt d’essayer – très modestement – de comprendre l’attitude de l’Église en Haïti, les raisons de son action et de dégager certaines pistes d’explication », explique-t-il. Voici la seconde partie de cet « éclairage » publié par l’agence catholique belge CathoBel (www.cathobel.be).

Éric Vollen, sj, se trouve actuellement en Haïti, pour travailler et vivre avec les petites soeurs et frères de l’Incarnation.

« La situation en Haïti est complexe; la comprendre l’est encore davantage », explique-t-il dans le document envoyé à CathoBel. Un portrait qu’il a dessiné après avoir rencontré des personnes engagées dans l’Église, citoyens haïtiens et personnes d’origine étrangère résidant en Haïti depuis de nombreuses années : religieux, religieuses, prêtres et laïcs, de la ville et de la campagne, de diverses tendances et opinions politiques. Divers livres, recherches et articles parus ces dernières années sont venus affiner et de compléter les points de vue ainsi « récoltés ». Voici la seconde partie de cette « histoire » de l’Église haïtienne.

Le silence de l’Église face à la dérive

Aristide gagne les élections en mai 2000 avec 98 % des sièges à la chambre et au sénat. Mais il a truqué les élections alors qu’il était donné vainqueur avec une estimation plus de 70 % des voix. En novembre 2000, l’opposition boude le scrutin. Il devient le maître absolu à tous les niveaux de l’État : le gouvernement, le sénat, la chambre et les communes. Il craignait de devoir faire face à une opposition qui aurait pu s’avérer dure comme celle que vécut René Préval. Il impose des candidats souvent impopulaires et non issus de la base du Parti.

Pourquoi cette stratégie puisqu’il est sûr d’obtenir la victoire? Aristide sait bien qu’il ne pourra pas répondre aux revendications populaires, car il ne dispose d’aucun moyen. Aussi ne veut-il pas de leaders trop liés à la base. La fraude électorale le coupe de l’aide financière internationale, ce qui rend impossible la réalisation de ses promesses électorales. Dès lors, il choisit la fuite en avant.

Il désire contrôler son parti, les milieux populaires et l’opposition. Aristide manipule les Organisations Populaires (O.P.) regroupant des cadres militants des années 90, des pauvres des cités et d’anciens délinquants qu’il paie afin de faire taire toute contestation et il les arme. Les  »chimères », autre nom donné à ces personnes, feront régner la terreur, par les assassinats, les incendies, le racket, les enlèvements et les intimidations. Il développe une administration trouble et s’appuie sur les trafiquants de drogue afin d’assurer les liquidités nécessaires au financement du gouvernement et de ses propres besoins. On parle de plus en plus de Haïti comme d’un narco-état, ce qui crée un déséquilibre dans la région des Caraïbes et inquiète les États-Unis d’Amérique. L’Église, dans sa grande majorité, se tait face aux agissements d’Aristide. Comment comprendre ce silence ?

Le rêve brisé

Pour une partie de l’Église, Aristide reste un prêtre qui incarnait une espérance et un rêve auxquels aspirait la majorité des haïtiens. Il a gardé au sein de l’Église, parmi les Évêques, les prêtres et les congrégations religieuses de nombreux amis et proches qui ont lutté avec lui dans les années 80 et 90. Le condamner publiquement, c’est briser l’espérance et le rêve entretenu depuis si longtemps. L’Église espérait un changement d’attitude. De plus, il développe une stratégie politique vis-à-vis de l’Église : une cellule spéciale est créée au palais national pour s’occuper des relations avec tous les prêtres du pays. Il finance les constructions et chaque année, à l’occasion des fêtes patronales, il finance les besoins de chaque paroisse. Il augmente le salaire des prêtres de 300 à 1000 dollars haïtiens. Il s’appuie sur un noyau de prêtres zélés qui parlent symboliquement en son nom dans les médias. Il crée la peur parmi les prêtres et les Évêques. En 2002 ses partisans auraient commandité l’assassinat d’un prêtre, Jean-Pierre Louis, qui commençait à dénoncer les dérives du gouvernement.

L’Église voit en Aristide un fils de l’institution, m’explique un interlocuteur. Son échec pourrait s’identifier à l’échec de l’Église. Ses amis réagissent en privé, mais il ne veut pas entendre. Cela, je l’entendrai plusieurs fois de la part de ceux qui ont cru longtemps en lui. En privé, beaucoup d’évêques grognent. Seuls deux des douze évêques et des trois archevêques que compte la Conférence Épiscopale s’opposent à lui publiquement. Désormais, Aristide ne se situe plus dans une logique de développement économique et social, mais il désire conserver à tout prix le pouvoir en luttant âprement contre l’opposition. La logique de la violence est enclenchée. Désormais rien ne pourra l’arrêter, si ce n’est le départ du Président.

Les partis de l’opposition s’unissent pour demander la démission d’Aristide face aux agissements du gouvernement, aux violations permanentes de la constitution et aux crimes couverts par le Président. L’automne dernier, la violence d’Aristide ne fait que s’accroître. Un puissant leader de l’Organisation Populaire (O.P.) proche du pouvoir est assassiné par les hommes du Président aux Gonaïves.

Le 5 décembre 2003, la Faculté des Sciences Humaines est sauvagement attaquée et pillée. On dénombre de nombreux blessés. Le Recteur de l’Université d’État a les jambes brisées par les chimères. Aristide ne bouge pas. C’en est trop, les étudiants et la plate-forme démocratique décrètent la grève. Beaucoup de manifestations ont lieu dans la capitale et en province. Par ailleurs, d’autres groupes opposants constitués d’anciens militaires et paramilitaires et d’anciens policiers sont armés. Ils sont déterminés à renverser le gouvernement. Fin janvier 2004, le Nord du pays est aux mains des insurgés qui contrôlent les grandes villes. La capitale et d’autres villes du sud restent aux mains des chimères et des autres partisans de la Famille Lavalas.

La réaction timide de l’Église

Durant les trois années du gouvernement d’Aristide, les évêques ne s’attaqueront jamais directement aux acteurs politiques dans leurs prises de position. Dans leurs messages ils invitent à ˛uvrer au bien commun, à la paix, au dialogue et à la non-violence. Ils dénoncent les gangs armés et les pillages, mais n’opèrent pas de critique radicale du mode de gouvernement du Président. Sous Duvalier, l’Église a pris position en faveur du Président. Comment comprendre son silence dans de telles circonstances? Au début de l’année 2004 un symposium de l’Église Catholique se réunit pour relancer l’action pastorale. C’est le début d’une dénonciation timide du régime. Mais tout le monde s’accorde dans les couloirs pour dire que c’est une catastrophe.

En 2003, en vue des élections à la chambre et au sénat de décembre 2003 finalement refusée par l’opposition exigeant la démission d’Aristide, l’Église a travaillé sur un plan pour les élections qui garantit leur valeur et leur préparation.

Au début de l’année 2004, la Conférence Épiscopale crée un groupe de travail pour élaborer des propositions de sortie de crise qui n’ont pu être publiées. Certaines de ces pistes seront reprises par les diverses composantes de la société dans les négociations actuelles. L’Église dans ses structures est comme paralysée par la stratégie d’Aristide et ce qu’il repr
ésente encore aux yeux du peuple. Beaucoup diront encore aujourd’hui : « c’est un prêtre ». De plus, la Conférence Épiscopale ne dispose pas des structures lui permettant de travailler efficacement. Cela s’explique notamment par les infrastructures de communications très déficitaires dans tout le pays.

À cause de la complexité de la situation et de la personne d’Aristide très lié à toutes les couches du Clergé, les Évêques ont préféré garder le silence. Généralement dans leurs diocèses, les Évêques sont plutôt discrets. Ils ne prennent pas position. Le malaise ne fera que grandir…

© CathoBel 2004

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ZENIT Staff

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