L'avenir de la laïcité en France, par Mgr Claude Dagens

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Conférence au centre Saint-Louis de France

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CITE DU VATICAN, Mercredi 28 avril 2004 (ZENIT.org) – A l’occasion du séminaire sur Ethique et Administration publique organisé à Rome sous la houlette du Conseil pontifical Justice et paix, nous publions une première partie de la conférence donnée par Mgr Claude Dagens, évêque d’Angoulême, jeudi 12 février, au centre culturel de Rome Saint Louis de France, lors d’un débat avec M. Jean Baubérot, historien de la laïcité et membre de la Commission Stasi.

Mgr Claude Dagens rend compte des travaux récents des évêques de France sur la situation de l’Eglise catholique dans une société laïque. Après une introduction (AU-DELÀ DES TURBULENCES ACTUELLES), l’évêque évoque successivement :
I – DES ENJEUX CULTURELS : LA LAÏCITÉ, L’ÉGLISE ET L’ÉDUCATION DES JEUNES
II – DES ENJEUX SPIRITUELS : L’EXPRESSION DE L’EXPÉRIENCE CROYANTE

L’ÉGLISE CATHOLIQUE ET LA LAÏCITÉ EN FRANCE :
DU DÉBAT POLITIQUE AUX ENJEUX CULTURELS ET SPIRITUELS

AU-DELÀ DES TURBULENCES ACTUELLES

Une lecture historique de la laïcité est aujourd’hui très utile, et peut-être même indispensable. Elle permet de prendre du recul par rapport à l’immédiat, surtout si l’immédiat, les débats actuels autour du voile islamique et de la loi qui interdit, sont passablement tumultueux et confus.
Cette lecture peut surtout contribuer à comprendre et à relativiser les passions qui se déchaînent à intervalles réguliers autour de cette étonnante « laïcité à la française » qui surprend toujours nos voisins et nos amis d’Europe, précisément à cause de son caractère emblématique.
Nous-mêmes, comme membres et comme responsables de l’Église catholique
qui est en France, comment pouvons-nous contribuer à « calmer le jeu », à apaiser les passions qui s’affrontent, en faisant appel à notre expérience spécifiquement catholique ?
Il me semble que cette contribution passe par un détour obligé : il nous faut comprendre nous-mêmes et aider d’autres acteurs de la société à comprendre que les enjeux de la laïcité ne sont pas seulement institutionnels, législatifs, juridiques, mais qu’ils sont d’abord culturels, intellectuels, spirituels, et inséparablement sociaux.
Ils concernent, en dernière instance, notre manière de vivre ensemble avec nos diversités si réelles et d’être nous-mêmes à l’intérieur de la nation française : des catholiques, des chrétiens qui savent, du plus profond d’eux-mêmes, que notre mémoire, notre culture, notre expérience croyante font partie de ce qu’il y a de commun dans notre société si prompte aux anathèmes et aux exclusions.

Quels sont donc ces enjeux culturels et spirituels de la laïcité et comment les affirmer et les défendre raisonnablement ?

I – DES ENJEUX CULTURELS : LA LAÏCITÉ, L’ÉGLISE ET L’ÉDUCATION DES JEUNES

1. La culture inclut la mémoire commune. Mais notre mémoire commune, notre mémoire française a sans doute survalorisé les crises et les conflits qui marquent notre histoire. Cela vaut tout particulièrement pour notre mémoire religieuse qui se trouve souvent ou bien quasiment occultée, refoulée, ou bien réduite aux épisodes les plus troubles et les plus
violents qui sont inscrits en elle : les Croisades, les guerres de religion, l’Édit de nantes et sa révocation, la Constitution civile du clergé et l’état de schisme qu’elle a entraîné à l’intérieur de l’Église catholique, et surtout les lois laïques de la fin du XIXè siècle, qui commencent, avec Jules FERRY, par la séparation de l’Église et de l’école et qui vont jusqu’à la séparation de l’Église et de l’État, en 1905, en passant par les mesures qui visent en 1901 et en 1903 au démantèlement des Congrégations religieuses.

2. Cette survalorisation des crises et des ruptures est comme inscrite dans notre inconscient collectif. Ce qui a une conséquence grave : on peut facilement imaginer que l’histoire de la société française serait dominée durablement par ce qu’Émile POULAT a appelé la guerre des deux France, celle qui souffre et celle qui fait souffrir, comme disait jadis Mgr BAUNARD.
De sorte qu’à chaque période de tensions, on voit resurgir des phantasmes que l’on croyait disparus, et particulièrement le phantasme d’un antagonisme inévitable et insurmontable entre des principes radicalement opposés : le camp de la Raison devant résister aux assauts des religions, la transcendance républicaine devant s’affirmer face aux revendications des
Églises, les droits de l’autonomie humaine devant faire barrage aux injonctions des lois révélées, la morale de la liberté devant s’imposer contre toutes les dérives fondamentalistes.
Je peux paraître excessif, mais je suis obligé de constater que l’épisode actuel des tensions suscitées par le voile islamique et par le projet de loi visant à l’interdire a effectivement réveillé ces phantasmes.
J’ai moi-même entendu, il y a quelques semaines, un journaliste connu déclarer tout de go : « Le paganisme, c’est la raison et la sagesse. Mais dès qu’apparaît un livre révélé, c’est le triomphe de l’obscurantisme » (sic). Comme si les 10 Commandements ou le Sermon sur la montagne étaient des symptômes d’obscurantisme ! Quelle ignorance et quel fanatisme !

3. Face à ces débordements d’un laïcisme dogmatique et intolérant, il faut bien réagir et chercher à comprendre ce qui s’est passé ces derniers mois en France et comment, à partir d’un point de départ réaliste, la mise en œuvre du principe de laïcité dans la société actuelle, on en est arrivé à de tels excès.
– Pour une raison essentielle : parce qu’insensiblement, un principe de réduction a prix la place du principe initial de réévaluation réaliste. Je m’explique, sous le contrôle des membres de la Commission STASI. L’intention affirmée dans la première partie de ce rapport est incontestablement une intention positive, qui valorise la laïcité en tant que principe de respect et de compréhension à l’égard des religions, en refusant de la considérer seulement comme un principe de neutralité et d’ignorance.
Mais, à partir du moment où l’on prend conscience des dangers provenant d’un Islam fondamentaliste et des manipulations qu’il inspire, alors le principe de laïcité devient un principe de restriction, qui aboutit à l’interdiction du voile islamique, elle-même sanctionnée par la majesté d’une loi républicaine. On ne peut pas s’empêcher d’estimer qu’il y a là un processus terriblement réducteur, comme si la largeur des perspectives ouvertes dans la première partie du rapport n’aboutissait qu’à un goulot d’étranglement. Pour caractériser ce processus, on a employé l’image de l’entonnoir. Elle me paraît justifiée.
– Mais un autre paradoxe, encore plus frappant, devrait nous sauter aux yeux. Ce rapport de la Commission STASI et la loi qu’il a inspirée n’évoquent la présence des religions dans la société française qu’à partir des signes extérieurs d’appartenance. Est-il honnête ou réaliste d’en rester là ? Faudrait-il laisser croire que l’école laïque est menacée par une invasion des affirmations religieuses ?
Je ne conteste ni le danger des dérives fondamentalistes et violentes de la part de certains groupes musulmans, ni le risque des manipulations auxquelles des jeunes filles seraient soumises contre leur gré. Je peux même comprendre les raisons de ceux qui ont voulu cette loi, pour refuser des pratiques qui s’opposent à la dignité et à la liberté des femmes.
Mais, cela étant dit et compris, nous ne pouvons pas laisser penser que le seul combat valable de l’école laïque devrait être dirigé contre les signes religieux ostensibles et contre ceux et celles qui les portent. Ce
n’est pas cela qui marque en profondeur notre paysage culturel : c’est le refoulement du fait religieux, c’est l’ignorance ou l’amnésie concernant la place des religions, et spécialement du christianisme, dans notre histoire nationale, c’est le refus de reconnaître cette vérité historique selon laquelle notre culture ne peut pas se comprendre elle-même sans faire appel à l’héritage judéo-chrétien. On ne peut donc pas se contenter de pratiquer la restriction à l’égard des religions, alors qu’il s’agit surtout de lutter contre l’ignorance religieuse.

4. Mais il faut pratiquer cette lutte d’une manière pacifique et raisonnable, conforme à la fois à la tradition laïque et à la tradition chrétienne, c’est-à-dire en restant sur le terrain de l’éducation des libertés et des consciences, sur le terrain de la culture scolaire elle-même.
Je pense ici aux jeunes que je connais et que je rencontre comme évêque. Ils sont à la fois ignorants, fragiles, comme toute notre société, et en attente de repères et de points d’appui. Ce dont ils ont besoin, c’est d’une sorte de grammaire élémentaire de l’existence humaine. Car les questions qu’ils posent ne sont pas des questions superficielles. Ce sont souvent des questions radicales, des questions de vie et de mort que je peux traduire à ma manière à partir des lettres que je reçois en vue du sacrement de confirmation : « Pourquoi vivre ? Et pourquoi ne pas se donner la mort ? Pourquoi aimer la vie, même quand elle est dure ? Comment distinguer le bien du mal ? À qui faire confiance ? Et où trouver des appuis qui ne se dérobent pas ? »
La laïcité à la française se trouve confrontée à cet immense besoin d’initiation fondamentale, auquel peuvent répondre à leur manière l’initiation chrétienne, la catéchèse, la pédagogie sacramentelle, mais qui concerne aussi l’ensemble de l’éducation assurée par l’institution scolaire.
On ne peut donc pas séparer la réflexion actuellement engagée autour de l’école et de sa mission par la Commission THÉLOT des problèmes qui ont justifié la constitution de la Commission STASI. Il s’agit d’évaluer le contenu même de la culture scolaire, telle qu’elle est proposée aux enfants et aux jeunes.
Tous les enseignants savent, sans pouvoir toujours se l’avouer à eux-mêmes, que cette culture, depuis un certain nombre d’années, et par suite d’influences multiples extérieures à l’école, a survalorisé d’un côté le vécu individuel des enfants et des jeunes, et d’un autre côté, les disciplines qui mettent en œuvre la rationalité technique. Il n’est sans doute pas question de revenir en arrière. Mais il faut reconnaître aussi ce qui manque à cette culture dominante, ce qui a été oublié ou évité et qui demande aujourd’hui à être revalorisé à frais nouveaux : l’éducation civique, l’éducation morale et l’éducation religieuse.
J’ai ici un vœu à exprimer : quand les passions autour du voile et de la loi se seront apaisées, ne serait-il pas possible de comprendre pourquoi il y a urgence à ce que l’éducation scolaire ne refoule plus ni ce qui concerne l’appartenance à une nation, avec sa mémoire et son histoire (c’est ce que l’on désigne par le terme d’éducation civique), ni ce qui concerne les valeurs communes qui favorisent une certaine cohérence du corps social (c’est ce que l’on appelle l’éducation morale), ni ce qui concerne la compréhension raisonnable des réalités religieuses (c’est ce que le rapport DEBRAY appelle l’enseignement du fait religieux).
L’Église catholique est prête à s’engager sur ce terrain de l’éducation globale des jeunes. Elle le fera à sa manière, mais à une condition : que l’on cesse de la regarder à travers le prisme déformant d’un déclin irrémédiable, comme si le christianisme était en fin de course et comme s’il fallait chercher ailleurs des programmes intéressants de pensée, de vie, d’action et même de spiritualité.
Il est urgent que l’on comprenne, en France et aussi ailleurs dans le monde, et parfois même à Rome, que l’Église catholique qui est en France tient sa place dans la société actuelle, qu’elle en respecte la laïcité constitutive et qu’elle désire y manifester la vitalité de sa foi.
Certes, nous connaissons les statistiques qui dénotent notre affaiblissement numérique et institutionnel, mais nous savons aussi que notre mémoire chrétienne demeure inscrite dans notre identité nationale. Et c’est pourquoi nous n’acceptons pas que l’on nous dise minoritaires, comme si les statistiques seules suffisaient à comprendre ce qu’est l’expérience croyante, l’expérience de la foi chrétienne vécue dans notre société.

(à suivre)

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ZENIT Staff

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