Il y a soixante ans, appel de l'abbé Pierre à l'insurrection de la bonté

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« Le secret spirituel de l’abbé Pierre », publication

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Il y a soixante ans, jour pour jour, dans le glacial hier 1954, à Paris, l’abbé Pierre appelait à « l’insurrection de la bonté ». Une publication marque cet anniversaire, au moment où l’appel n’a rien perdu de son actualité: « Le secret spirituel de l’abbé Pierre » par René Poujol et Jean-Marie Viennet (chez Salvator), avec une préface du cardinal Roger Etchegaray.

Un livre qui a voulu faire le lien entre l’aventure d’Emmaüs et l’expérience spirituelle à l’origine de cette énergie communicative au service des plus démunis. Les auteurs ont la parole.

Jean-Marie Viennet est prêtre du diocèse de Belfort-Montbéliard, il a ét secrétaire général d’Emmaüs international pendant vingt ans et il a accompagné l’abbé Pierre à travers le monde. Il a été son confident et son confesseur.

René Poujol, journaliste, a été directeur de la rédaction de Pèlerin de 1999 à 2009. Il a « suivi » l’activité de l’abbé Pierre sur une trentaine d’années.

Zenit – Il y a soixante ans, le 1er février 1954, l’abbé Pierre bousculait la France en appelant sur Radio Luxembourg (RTL) à l’insurrection de la bonté. Dans quelles conditions l’évènement a-t-il eu lieu ?

René Poujol – L’abbé Pierre était alors un parfait inconnu. Fils d’une famille de la bourgeoisie catholique de Lyon, il avait souhaité entrer dans l’ordre des capucins mais, du fait de la fragilité de sa constitution n’avait «tenu le choc». Devenu prêtre diocésain à Grenoble il était entré en résistance puis, à la Libération, avait été élu MRP à l’Assemblée constituante. Il avait acquis pour se loger une grande maison à Neuilly Plaisance qu’il avait transformée en auberge de jeunesse, avec pour objectif de rconciler la jeunesse de France et d’Allemagne, traumatisée par la guerre, les camps de la mort, l’usage de la bombe atomique.

Très vite il rencontre un premier «compagnon» en la personne de Georges Legay, un ancien bagnard parricide qui menace de se suicider. L’abbé Pierre lui dit : je ne peux rien pour toi, je n’ai pas d’argent (à cette poque il a démissionné de son mandat et ne touche plus d’indemnité parlementaire) mais tu n’a rien à perdre, si tu veux m’aider, ensemble en unissant nos forces, nous pourrons venir en aide à plus malheureux que nous. Emmaüs était né. Nous sommes en 1949.

Lorsque surviennent les événements de l’Hiver 54, l’abbé Pierre s’est engagé dans un combat pour le logement des sans abris. Désormais quelques compagnons vivent avec lui, de la récupération et de la revente : les chiffonniers d’Emmaüs. Mais l’abbé Pierre est bien incapable de dire de quoi l’avenir sera fait.

L’Hiver 54 est terrible. Le thermomètre tombe à – 15°, ailleurs à – 20°. Un enfant meurt de froid dont l’abbé Pierre organise les obsèques en la présence du Ministre du logement qu’il a solennellement interpellé. Mais rien ne se passe. Un mois plus tard, une femme meurt de froid dans les rues de Paris. Alors il se précipite à Radio Luxembourg d’où il lance son appel : «Mes amis au secours…»

L’écho de son appel est immense. Aujourd’hui nous parlerions d’un véritable tsunami. Partout à travers la France les gens se mobilisent, lui apportent des dizaines de tonnes de vêtements, de couvertures, qu’il faut trouver à stocker. En quelques mois il reçoit des centaines de millions de dons qui l’aideront à créer les premières «cités d’urgence». Mais ce sont aussi des milliers de bénévoles qui se présentent spontanément et autant de «miséreux» qui voient en lui un sauveur… Il fait face comme il peut, épuisant son énergie à un point tel que trois ans plus tard, il va «craquer» : physiquement, psychologiquement. Un vrai burn out. Mas c’est là une autre affaire.

Quel a été, à ce moment-là, le moteur de l’abbé Pierre ?

L’abbé Pierre l’a dit lui-même des milliers de fois l’Hiver 54, ce n’est pas lui qui l’a créé, c’est ce qui lui est arrivé. Et Emmaüs de même. On ne peut rien comprendre à l’événement si l’on ne réalise pas cette évidence : l’abbé Pierre n’est pas un humaniste, c’est un mystique. A l’âge de quartorze ans, en pèlerinage à Assise avec ses camarades de classe, il est «brûlé» dira-t-il plus tard, comme «Moïse au Buisson ardent». En un instant il prend conscience de l’existence d’un Dieu d’Amour qui attend de la liberté de chacun qu’il réponde à cet amour en aimant à son tour. Et pour lui c’est l’image du Poverollo, François d’Assise, qui s’impose. D’où sa vocation de moine capucin et ce goût pour l’adoration et la prière qui marquera toute sa vie.

Chez les Scouts de France on l’avait totemisé «castor méditatif». Belle intuition. Sauf qu’on ne peut rien comprendre à sa vie si l’on ne perçoit pas que l’homme maladif et fragile qu’il a été jusqu’à sa mort, connaissant en cumulé des années entières d’hospitalisation, n’a pu mener son combat contre la misère et pour l’accès au logement des sans logis, que parce qu’en permanence il avait cette capacité à se ressourcer dans la prière et la célébration de l’eucharistie.

L’aventure aurait pu s’arrêter là. Comment expliquer qu’il soit à ce point «entré dans l’histoire» ?

Jean-Marie Viennet – Toujours la brûlure d’Assise. Souvenons-nous des paroles de Dieu à Moïse dans le Buisson ardent : «J’ai vu la misère de mon peuple, va le libérer». L’abbé Pierre, à Assise, à ressenti au plus profond que c’était là l’appel de Dieu. Le jour où il se trouve confronté à la misère des sans logis, il sait, d’instinct, que ce sera là son combat. Selon une expression qui reviendra désormais dans sa bouche comme un leitmotiv, il ne «peut pas se dérober».

Et lorsqu’au retour de son hospitalisation dramatique de 1957-1958, après des mois d’absence, il revient en France, c’est pour découvrir que pendant son absence, non seulement Emmaüs n’est pas mort mais que des communautés se sont crées partout à travers le monde, preuve que des centaines d’hommes et de femmes s’étaient reconnus dans la justesse de son combat  : s’appuyer sur des êtres rejetés, marginalisés par la société, pour en faire des «sauveurs» de leurs frères plus misérables. Son chemin était tracé.

Quelle est, aujourd’hui, l’actualité de son message ? En quoi est-il en résonance avec ce que le pape François appelle la «mondialisation de l’indifférence» ?

Jean-Marie Viennet – Pour l’abbé Pierre nul ne peut se dire croyant s’il ne souffre pas de la souffrance de son frère, et s’il ne met pas toute son énergie à tenter de le soulager. Il relève que deux des béatitudes sont au présent : heureux les pauvres en esprit, heureux ceux qui combattent pour la justice car le Royaume des cieux est à eux. «Est» et non pas «sera»… C’est donc que le Royaume est déjà là et que sont dans le Royaume toutes celles et ceux qui, croyants ou non croyants, sont pauvres de cœur et mobilisés par le combat pour la justice.

Le pape François dit-il autre chose lorsqu’il dénonce la mondialisation de l’indifférence et appelle les chrétiens à sortir de leur égoïsme et à se faire fraternels ? L’abbé Pierre est convaincu que l’indifférence vient du fait que l’on ne prend jamais le temps de rencontrer l’autre, de le «regarder» vraiment…  Ce faisant il rejoint l’injonction du pape François à aller à la périphérie de l’Eglise, à défendre les faibles, à s’ouvrir à l’universel, à faire preuve de tendresse et de miséricorde.

Comment l’abbé Pierre a-t-il transformé votre vie ?

Jean-Marie Viennet – Pour mo
i l’abbé Pierre est celui qui appelle «viens, suis moi» comme le Christ, qui invite à se mettre en route, qui que l’on soit, avec ses faiblesses ou ses lâchetés, sans culpabiliser. Sur chacun il porte un regard de confiance. Il y a en tout homme un trésor à découvrir et à faire fructifier. Comment ne pas se sentir interpellé, mobilisé pour la mission ?

René Poujol – Pour moi l’abbé Pierre est image d’Evangile. Signe d’une Eglise qui avant que d’être moralisatrice, donneuse de leçons, est d’abord fraternelle, cheminant avec chacun sur le chemin d’Emmaüs sans avoir l’obsession de révéler immédiatement le Dieu de Jésus Christ. Jésus s’est fait compagnon de route des disciples d’Emmaüs, il a cheminé avec eux, les a écoutés et ce n’est qu’au terme d’une journée de marche qu’il s’est révélé à eux. Ne soyons pas pressés de nommer Celui qui nous fait vivre. Et peut-être les hommes et les femmes qui partagent notre route reconnaîtront-ils un jour le Christ à travers nous, à la fraction du pain c’est-à-dire au partage. Et ce jour-là : Dieu seul le connaît.

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Anita Bourdin

Journaliste française accréditée près le Saint-Siège depuis 1995. Rédactrice en chef de fr.zenit.org. Elle a lancé le service français Zenit en janvier 1999. Master en journalisme (Bruxelles). Maîtrise en lettres classiques (Paris). Habilitation au doctorat en théologie biblique (Rome). Correspondante à Rome de Radio Espérance.

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