Entretien avec Lina Murr Nehmé, orthodoxe, spécialiste d’Anne-Catherine Emmerich

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Lina Murr Nehmé est orthodoxe et libanaise

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Lina Murr Nehmé participera à la Messe de béatification de la mystique allemande, dimanche, place Saint-Pierre. Nous l’avons rencontrée.

Zenit : Lina Murr Nehmé, pourquoi une nouvelle édition du livre d’Anne-Catherine Emmerich ?

Lina Murr Nehmé : Parce que le livre est beau à l’extrême, et pourtant, il contient des longueurs, des redondances, des passages qui ne sont pas mis au bon endroit. Tout le monde n’a pas l’indulgence de supporter cela. Il fallait présenter au public une version dans un français moderne, et mettre les longueurs sous forme de notes en fin de livre. De plus, il y a un grand décalage entre ce qu’Anne-Catherine Emmerich dit et ce que nous pensons de l’époque du Christ, je le sais par expérience. Il m’a semblé utile de fournir aussi des notes et des hors-textes explicatifs, avec, en plus, des photos nombreuses.

Zenit : Quel est le message d’Anne-Catherine pour notre temps ?

Lina Murr Nehmé : Je pense que son message essentiel est œcuménique, et ceux qui la prétendent sectaire sont ceux qui ne la connaissent pas. Pour elle, les hommes, les femmes ne sont pas bons ou mauvais en fonction de leurs religions ou de leurs idées, mais de leurs actes. Par exemple, elle décrit Pilate et les grands-prêtres juifs avec une égale sévérité, mais il en est tout autrement quand elle parle de la femme de Pilate, ou des Juifs ou Romains compatissants qui avaient des gestes de miséricorde envers cet être qui, pour eux, n’était ni Dieu, ni le Messie, mais rien qu’un pauvre condamné.
Il est vrai que dans la Douloureuse Passion, elle accuse surtout les Juifs, mais c’est parce qu’elle y raconte une tragédie qui s’est déroulée en pays juif. Quand elle raconte des tragédies qui se sont déroulées en pays païen, elle accuse les païens. Ce qui est logique : la foule, sauf de rares exceptions, est généralement persécutrice, et le scénario de la Passion est criant de vérité.

Zenit : Comment se fait-il que vous, une Orthodoxe, vous intéressiez à elle ?

Lina Murr Nehmé : Au ciel, il n’y a pas de schisme orthodoxe. Soit Anne-Catherine a pratiqué l’Evangile et elle est au ciel — et alors, elle nous appartient à tous — soit elle ne l’a pas fait, et elle ne nous intéresse pas. Être Orthodoxe ou Catholique ne change pas l’attitude d’une Église face aux saints de l’autre, puisque sur tous les problèmes importants de la foi, nous pensons la même chose. Je ne vois pas pourquoi je me priverais de la moitié des saints. L’Union est un enrichissement, et j’ai écrit les arguments bibliques qui m’ont convaincue de la légitimité du pape dans une annexe de mon livre « 1453 : Mahomet II impose le schisme orthodoxe », et je n’y reviendrai pas ici.

Zenit : Anne-Catherine Emmerich a-t-elle influencé votre façon de voir le pape ou d’autres éléments de la foi ?

Lina Murr Nehmé : Oui. À partir du moment où j’ai réalisé qu’elle racontait des choses qui, dans leur majorité, étaient logiques, j’ai été obligée, par honnêteté, de voir que je me trompais quand je pensais tant de mal de la papauté, de l’Ancien Testament, de Moïse et des prophètes, et des Juifs de l’Antiquité. J’ai fait des recherches dans la Bible, et j’ai été obligée de reconnaître que ce qu’elle disait des Juifs et de leurs prophètes était exact du point de vue évangélique. Cette remise en question a été une des plus douloureuses de ma vie, et certainement, la plus douloureuse pour mon orgueil. Je trouve ridicule qu’on accuse Anne-Catherine d’antisémitisme, quand elle force le lecteur le plus hostile aux Juifs, à les réhabiliter dans ce qu’ils ont de plus sacré, et à les aimer.

Zenit : Comment en êtes-vous arrivée à connaître Anne-Catherine Emmerich ?

Lina Murr Nehmé : Des prêtres français m’avaient parlé d’elle, quand j’étais jeune. Ils m’avaient prêté le livre sur la Passion. Je l’avais ouvert, et je l’avais aussitôt refermé en me disant : « C’est de la fumisterie. » Mais dix ans plus tard, voulant écrire un livre sur le Christ, j’ai réalisé qu’en dehors de la Bible et de Flavius Josèphe, il n’existe quasiment pas d’écrits datant de cette époque, et parlant de cette société. La plupart, malheureusement, ont disparu. Et comme on m’avait dit qu’Anne-Catherine avait donné des renseignements historiques et archéologiques qui, par la suite, s’étaient révélés exacts, je m’étais procuré ses livres pour avoir des renseignements, ou plutôt, des signes de piste, que je pourrais vérifier ou infirmer dans mes recherches. Je ne cite jamais Anne-Catherine dans mes travaux scientifiques, mais ce que je dis, je le dois aux recherches que j’ai faites pour voir si ce qu’elle disait était vrai.

Zenit : Comment situer Anne-Catherine en tant que religieuse ?

Lina Murr Nehmé : Je crois qu’il faut la situer surtout par rapport à son ordre, celui des Augustins, qui était aussi l’ordre de Luther et d’Érasme. C’est une coïncidence curieuse, car Anne-Catherine a été leur antithèse, surtout, l’antithèse d’Érasme. Anne-Catherine, comme Erasme, a eu une influence décisive sur l’Europe de son temps, par ses écrits. Mais Érasme faisait de la démolition ; Anne-Catherine faisait l’inverse. En fait, elle a été victime de l’esprit de persiflage et d’hostilité à l’Eglise qu’il avait semé. Si elle avait vécu un ou deux siècles avant lui, on n’aurait pas mis tant de temps à la canoniser à cause de ses visions, comme le prouve l’exemple de sainte Catherine de Sienne, dont les textes « passent » beaucoup moins que ceux d’Anne-Catherine Emmerich. Mais pourquoi ne critique-t-on que les saints ? Que dire des écrits d’Érasme !

Zenit : Comment pouvez-vous situer Anne-Catherine en tant que femme ?

Lina Murr Nehmé : C’est vrai, on se demande pourquoi c’est à une femme, Anne-Catherine, qu’a été donnée cette science que tant d’hommes auraient voulu avoir. Peut-être parce que, comme dit saint Paul, la force de Dieu se manifeste dans la faiblesse. La science était devenue une déesse pour les hommes, et les rois les plus chrétiens, les papes permettaient qu’avec leur propre argent, des artistes honorent, sur les portes de leur palais, et parfois dans leurs églises, des dieux et de déesses dont les premiers chrétiens avaient brisé les statues. Si les riches désertent, Dieu fera appel aux pauvres. Si les hommes désertent, Dieu choisira les femmes pour leur donner des leçons, comme il a fait après la Passion, quand il a envoyé les femmes annoncer sa Résurrection aux disciples. Et Anne-Catherine était ce que les hommes haut placés qui prisaient tant le nouvel art païen, trouvaient alors de plus méprisable : une paysanne illettrée, une religieuse chassée de son couvent, une malade, une infirme. C’est là qu’on réalise combien l’égalité qu’on nous pousse à réclamer est fictive : quelle égalité une Anne-Catherine pouvait-elle réclamer, elle qui n’avait pas la force de bouger un panier de linge mouillé qu’on mettait sur son lit, et dont personne ne voulait ? Pourtant, Brentano, une des stars littéraires de son temps, la considérait infiniment supérieure à lui. Et c’est devant elle, pas devant ses persécuteurs, qu’on sent le désir de se mettre à genoux aujourd’hui.

Zenit : Que signifie pour vous la béatification d’Anne-Catherine Emmerich ?

Lina Murr Nehmé : Je crois qu’on ne peut que s’incliner devant le courage de Jean-Paul II et de son Église, qui ont reconnu la sainteté d’Anne-Catherine, en des temps où il suffit de dire qu’on ne la méprise pas pour être soi-même méprisé.

Propos recueillis par Anita Bourdin

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Anita Bourdin

Journaliste française accréditée près le Saint-Siège depuis 1995. Rédactrice en chef de fr.zenit.org. Elle a lancé le service français Zenit en janvier 1999. Master en journalisme (Bruxelles). Maîtrise en lettres classiques (Paris). Habilitation au doctorat en théologie biblique (Rome). Correspondante à Rome de Radio Espérance.

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