Entre banalisation et dramatisation, les enjeux bioéthiques récents (2ème partie)

Print Friendly, PDF & Email

Par le P. Alain Mattheeuws, sj

Share this Entry
Print Friendly, PDF & Email

ROME, Dimanche 12 juin 2005 (ZENIT.org) – Le P. Alain Mattheeuws, jésuite, biologiste de formation, est l’auteur de nombreux livres sur le mariage et la bioéthique. Il est actuellement professeur de théologie morale et sacramentaire à l’Institut d’Etudes Théologiques de Bruxelles. Nous reprenons cette interview – dont nous publions ici la deuxième partie – accordée par le P. Mattheeuws à Bruxelles à Olivia Raw, du « World Youth Alliance ».

O. Raw : Des expériences scientifiques ont été annoncées en Corée du Sud et en Grande-Bretagne, les Etats-Unis débattent de la recherche sur les cellules souches. Et pour la première fois en Europe, deux bébés-médicaments sont nés en Belgique. Faut-il s’inquiéter de cette évolution ?

P. A. Mattheeuws : Cherchons à éviter de tomber dans l’inquiétude ou les angoisses existentielles. Mais évitons aussi de nous endormir en croyant que « nous sommes dans le meilleur des mondes ». Ce serait une illusion et un manque de responsabilité. Les agriculteurs du Sahel ou du Sud de la France peuvent s’inquiéter à propos d’une sécheresse prochaine. Pourquoi les chrétiens ne pourraient-ils pas s’inquiéter de l’avenir de l’humanité ? Face aux progrès de la science, le discours ambiant nous anesthésie toujours en disant que tout va s’arranger, que les nouvelles techniques pourront tout résoudre, que la science et que l’homme sont tout puissants. Cette illusion profonde est à dénoncer. Aucune découverte n’est automatiquement un gage de progrès, une avancée morale, ou une source de bonheur.

L’inquiétude morale est légitime. Elle est nécessaire aussi. Dans de nombreuses situations, nous agissons en fonction d’un « ciel de valeurs ». On peut être inquiet à juste titre devant certains événements qui menacent la paix, brisent la vie d’autres êtres humains. Ce type d’inquiétude honore la conscience morale et la dignité de l’homme qui la vit. L’inquiétude morale est une sortie de soi pour penser à l’autre, s’ouvrir à sa vie et à sa condition physique, psychique, morale et religieuse.

Les évolutions actuelles peuvent inquiéter l’homme de bonne volonté, quand l’homme et le respect de sa dignité intime ne sont plus respectés ni compris, passent au deuxième plan, ne sont plus un critère fort de référence. Pas de science sans conscience : si l’évolution est si rapide, demandons-nous ce qui la guide, la finance, la sous-tend implicitement, et considérons ce qu’elle vise et quelle est la part de la noblesse de l’homme qui demeure ? La promotion en Belgique du « Kit euthanasie » est un bon exemple.

O. Raw : La Belgique est-elle un lieu particulier ? Il semble ces dernières semaines que beaucoup d’événements s’y précipitent ?

P. A. Mattheeuws : Il n’est pas besoin d’être un « politologue » averti pour comprendre que la précipitation du gouvernement dans ces domaines d’éthique personnelle et sociale, est une revanche face aux prises de position des gouvernements antérieurs. Les brouillages communautaires nous rendent ridicules aux yeux du monde, mais ils servent aussi à nous masquer les vrais problèmes : le sens du vivre en commun. Si l’individualisme ambiant est promu comme une valeur absolue, ne nous étonnons pas si nous devenons violents, incapables d’accueillir les étrangers, résolus à ne plus respecter les communautés différentes. Que la loi de la jungle règne, et JE vivrai ! L’humanisme très à l’honneur dans les débats idéologiques revêt de nouveaux visages : ne sont-ils pas des masques qui cachent nos nudités de sens et la vacuité de nos vies ? Nous faudrait-il tous acheter le dernier « kit » de l’euthanasie ? Cet épisode éthico-commercial n’est certainement pas un signe d’une culture de la vie.

La Belgique est un carrefour pour l’Europe. De nombreux groupes savent l’importance symbolique et stratégique de ce qui se passe à Bruxelles, surtout du point de vue juridique. Ce qui passe à l’Europe devrait passer dans les législations nationales. S’il y a un vide juridique ou une faiblesse politique, elle a actuellement plus de retentissement à Bruxelles.

Mais plus important : l’atonie de la morale laïque et des réactions religieuses devant la crise de sens est le plus étonnant chez nous. Ne plongeons pas dans le militantisme, mais le silence est signe de mort ou de complicité dans des questions aussi graves. Regardons ce qui est écrit, parlé, nommé dans ces domaines et l’on s’étonnera de la pauvreté de l’Eglise et des institutions. Sommes-nous à ce point aveuglés par la culture ambiante si peu favorable à la vie ?

O. Raw : On a parfois l’impression que les pouvoirs législatifs sont dépassés par les événements et ne parviennent plus à suivre l’évolution. Est-ce exact ?

P. A. Mattheeuws : Un « vide juridique » sur une question nouvelle peut être une tentation pour poser certains actes en toute impunité. Par ailleurs le droit ne sert pas à « justifier » a posteriori les actes que l’on pose ou que l’on veut poser. Puisque la loi n’existe pas, je puis le faire. Il y a des lois non écrites qui règlent la conscience humaine. Par ailleurs, pour éviter de blesser le bien commun, et en référence à ce bien commun, des lois doivent être énoncées et édictées. Si elles sont justes, elles feront du bien.

Les lois sont nécessaires, mais pas suffisantes. Elles ne sont pas nécessaires dans tous les domaines et leur nombre peut être limité. Je m’explique : plus une civilisation perd ses références ultimes, plus elle a besoin de lois pour « régler le bien commun ». Une personne « noble » a ses lois à l’intérieur d’elle-même, dans son cœur. Il y a des évidences qui ne doivent pas être mises par écrit : ce qu’on appelle la loi non-écrite. Quand on perd le sens et l’évidence des lois non-écrites, on est obligé de faire des lois écrites. De plus, quand il y a trop de lois, les hommes ne les observent plus ou n’y parviennent plus. Les vrais moralistes ne multiplient pas les lois, mais s’attachent à révéler celles qui sont inscrites dans le cœur de l’homme. « Fends le cœur de l’homme et il en sortira un soleil », dit souvent Sœur Emmanuel en rapportant un proverbe égyptien.

Il existe un décalage entre les pouvoirs législatifs et les avancées de la science. Des ajustements sont nécessaires. Mais je ferais deux observations : ce qui est légal n’est pas toujours moral, surtout si le droit ne se fonde pas sur une vision de l’homme transcendante ; il faut éviter d’édicter des lois immorales, qui ne respectent pas ce qu’est l’homme et le bien commun ; par ailleurs, le pouvoir législatif, dans son travail concret, doit anticiper les conséquences de ce qu’il énonce, mais ce ne sont ni les conséquences heureuses ni les conséquences malheureuses qui attestent qu’une loi est moralement bonne.

O. Raw : Quelle est votre opinion au sujet de ces deux bébés-médicaments dont on a annoncé la naissance dans notre pays, il y a quelques jours ?

P. A. Mattheeuws : Aimons et respectons « pour eux-mêmes » ces enfants qui viennent de naître. Car tel est leur statut : un être humain est une fin en soi. Il ne peut jamais devenir un objet, un instrument de nos désirs même les meilleurs. On ne fait pas un enfant : on l’accueille tel qu’il est. Le terme « bébé-médicament » exprime une mauvaise intention de ceux et celles qui l’ont désiré, conçu et enfanté dans ce but. Sous le couvert d’une générosité, ils risquent de ne vouloir ni accepter ces enfants gratuitement, « pour eux-mêmes ». Chaque être humain est unique et il faut éviter de le réduire à un projet extérieur à lui-même, même généreux. Bébé-médicament, bébé-prothèse, bébé-clone : dans ces cas de figure, l’enfant n
’est pas voulu pour lui-même, mais comme un moyen de « résoudre un problème ». On réduit son « mystère » en « problème » : on s’épuise à savoir comment l’obtenir selon l’attente et le modèle voulu, il faut qu’il ait les bonnes caractéristiques, etc.

Ajoutons à ces indications ce que l’on ne dit pas : pour obtenir un vrai bébé-médicament, il faut en produire plusieurs, les observer, les trier, ne prendre que ceux qui potentiellement seront utiles à la thérapie future, ne réimplanter que ceux-là. Que fait-on des autres ? La venue à l’existence est ainsi conditionnée par des caractéristiques purement biologiques. Cet a priori témoigne de l’imperfection de ce type d’acte médical et du manque de respect de l’enfant à naître et de ceux qui ne naîtront jamais. Personne ne discute plus de l’immoralité du Diagnostic préimplantatoire et de la sélection d’embryon qu’il comporte méthodologiquement en soi. A croire que personne n’a lu les livres de Testart sur l’eugénisme « mou » ou que les comités nationaux d’éthique n’ont rien dit sur ce sujet.

Je ne pense donc pas que cette technique soit un progrès médical (on pourrait chercher plus dans le sang des cordons ombilicaux). Elle ne respecte pas les enfants triés. Elle induit une « instrumentalisation » de l’enfant qui naît, de la notion de fratrie. Ceux qui la pratiquent exercent un pouvoir qui ne leur appartient pas.

O. Raw : L’être humain est en train de jouer à l’apprenti sorcier?

P. A. Mattheeuws : La recherche n’est jamais sans risque, mais dans de nombreux domaines de la bioéthique, on prend consciemment des risques, et je crois que souvent l’on ne respecte pas la dignité de l’être humain. Ne jetons pas le discrédit sur des personnes ou sur des scientifiques, mais n’ayons pas la naïveté de croire que les actes posés en laboratoire, dans les cliniques ou dans les universités, sont neutres et qu’ils ne sont pas emportés par des dynamismes qui les dépassent mais auxquels ils collaborent de fait. La fascination pour les débuts de vie et l’exacerbation des désirs nous font oublier le principe de réalité. A la lumière de ce principe, nous devrions être plus prudents en tout ce qui concerne l’expérimentation humaine. Je ne parlerais pas d’apprenti sorcier, mais d’abus de pragmatisme, de totalitarisme de la pensée uniforme, d’émotivité ou de primauté de l’économique sur l’humain et le bien commun. Sous le couvert d’une générosité humaniste, chacun fait ce qu’il veut.

O. Raw : Finalement quels sont les points essentiels de ces problèmes nouveaux ?

P. A. Mattheeuws : Ces points sont les « personnes-mystères », les personnes-dons, celles dont on parle le moins en disant de manière pudique : il y a une question éthique ! Il s’agit des enfants embryonnaires. La question éthique est évacuée ou noyée dans une « procédure » d’arguments « pour et contre » qui sont censés donner une solution. Ce qui est nié, c’est le caractère « différent » et « humain » de l’embryon humain. L’enjeu est donc bien celui du statut de l’embryon humain et du respect intangible qu’on lui doit.

Un a priori régulier est celui de l’utopie du progrès. L’homme s’affirme le plus souvent dans une autonomie absolue qui fait fi du respect des autres, du jeu démocratique, de références transcendantes. Le « droit de Dieu », selon l’expression d’un philosophe célèbre, n’est plus respecté. Dieu n’a plus voix au chapitre : la question de la création (tant au point de vue philosophique que théologique) est évacuée au profit d’un pragmatisme efficace : si je parviens à le faire, c’est bon. Si c’est bon pour mon couple, c’est bon.

L’objectivité d’un acte ou d’un ensemble d’attitudes qui puissent se fonder en raison, par la mémoire et portant une signification qui transcende la vie humaine (la souffrance et la mort, par exemple) n’est plus fort respectée ni entendue.

Share this Entry

ZENIT Staff

FAIRE UN DON

Si cet article vous a plu, vous pouvez soutenir ZENIT grâce à un don ponctuel