Carême : deuxième prédication du P. Cantalamessa, ofmcap

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« On s’étonnera de ce que l’Esprit-Saint est en train de réaliser » (texte intégral)

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« Un jour, on s’étonnera de ne s’être pas aperçu auparavant de ce que l’Esprit Saint était en train de réaliser au milieu des chrétiens de notre temps », affirme le P. Cantalamessa, ce vendredi 21 mars 2014, dans la chapelle Redemptoris Mater du Vatican.

Pour sa deuxième prédication de carême, le P. Raniero Cantalamessa, ofmcap., prédicateur de la Maison pontificale, a poursuivi ses méditations sur le thème « Sur les épaules de géants – Les grandes vérités de notre foi contemplées avec les Pères de l’Eglise Latine ».

A la lumière de l’ecclésiologie de saint Augustin, le P. Cantalamessa a souligné que « les pas les plus concrets vers l’unité [des chrétiens] ne sont pas ceux que l’on fait autour d’une table ou dans les déclarations communes ; ce sont ceux que l’on fait quand les croyants de différentes confessions, tout en professant leur loyauté à leur propre Eglise, se retrouvent pour proclamer ensemble, dans une entente fraternelle, le Seigneur Jésus, partagent chacun leur charisme et se reconnaissent comme des frères en Jésus Christ ».

Les prochaines prédications auront lieu les vendredi 28 mars, 4 et 11 avril.

Prédication du P. Cantalamessa

P. Raniero Cantalamessa, ofmcap.

Deuxième prédication de Carême

SAINT AUGUSTIN

« JE CROIS EN L’EGLISE UNE ET SAINTE »

1.            De l’Orient à l’Occident

Dans la méditation d’introduction, la semaine dernière, nous avons réfléchi au sens du carême comme période pour aller au désert avec Jésus, pour jeûner de nourriture, de paroles et d’images, pour apprendre à vaincre les tentations mais surtout grandir dans l’intimité avec Dieu.

Dans les quatre méditations qui nous restent, en reprenant la réflexion commencée au carême 2012 avec les Pères grecs, nous nous mettons à l’école de quatre grands docteurs de l’Eglise latine – Augustin, Ambroise, Léon le Grand et Grégoire le Grand – pour voir ce qu’ils ont à nous dire aujourd’hui, sur la vérité de foi dont chacun fut un chantre particulier et c’est-à-dire, respectivement, la nature de l’Eglise, la présence réelle du Christ dans l’Eucharistie, le dogme christologique de Chalcédoine et l’intelligence spirituelle des Ecritures.

L’objectif est de redécouvrir, derrière ces Pères, la richesse, la beauté et le bonheur de croire, de passer, comme dit Paul, « de foi en foi » (Rm 1,17), d’une foi crue à une foi vécue. Et c’est précisément cette « masse » accrue de foi à l’intérieur de l’Eglise qui constituera la force d’impact majeure dans l’annonce de l’Evangile au monde.

Le titre de ce cycle est tiré d’une pensée chère aux théologiens du Moyen Age : « Nous sommes –  disait Bernard de Chartres – comme des nains assis sur des épaules de géants. Si nous voyons plus de choses et plus loin qu’eux, ce n’est pas en raison de la perspicacité de notre vue, ni de notre grandeur, c’est parce que nous sommes soulevés par eux »[1]. Cette pensée a trouvé son expression artistique dans certaines statues et certains vitraux des cathédrales gothiques du Moyen Age, où sont représentés des personnages d’une grande stature qui portent, assis sur leurs épaules, de petits hommes, presque des nains. Ces géants étaient pour eux, comme pour nous, les Pères de l’Eglise.

Après les leçons d’Athanase, de Basile de Césarée, de Grégoire de Nazianze et de Grégoire de Nysse, respectivement sur la divinité du Christ, sur l’Esprit Saint, sur la Trinité et sur la connaissance de Dieu, on pouvait avoir l’impression qu’il serait resté bien peu à faire aux Pères latins dans l’édification du dogme chrétien. Un regard sommaire sur l’histoire de la théologie nous convainc tout de suite du contraire. 

Poussés par la culture dont ils faisaient partie, favorisés par leur fort tempérament spéculatif et conditionnés par les hérésies qu’ils se trouvaient à combattre (arianisme, apollinarisme, nestorianisme, monophysisme), les Pères grecs s’étaient concentrés essentiellement sur les aspects ontologiques du dogme: la divinité du Christ, ses deux natures et le mode de leur union, l’unité et la trinité de Dieu. Les thèmes les plus chers à Paul – la justification, le rapport loi – Evangile, l’église corps du Christ – étaient restés en marge de leur attention, ou traités en passant. Jean, avec son emphase sur l’incarnation, répondait beaucoup mieux à leur objectif que Paul qui place au centre de tout le mystère pascal, soit « l’agir » plus que « l’être » de Jésus.

Le tempérament des  latins était plus enclin (à part Augustin) à s’occuper de problèmes concrets, juridiques et organisationnels, que de problèmes spéculatifs, et l’apparition de nouvelles hérésies, comme le donatisme et pélagianisme, stimulèrent une nouvelle et originale réflexion sur les thèmes pauliniens de la grâce, de l’Eglise, des sacrements et de l’Ecriture. Ce sont les thèmes sur lesquels nous voudrions réfléchir dans cette prédication de carême.

2. Qu’est-ce que l’Eglise ?

Commençons notre compte-rendu par le plus grand des pères latins, Augustin. Le docteur d’Hippone a laissé son empreinte dans presque tous les domaines de la théologie, mais surtout dans deux de ces domaines : celui de la grâce et celui de l’Eglise. Le premier, fruit de sa lutte contre le pélagianisme, le second, de sa lutte contre le donatisme.

L’intérêt pour la doctrine d’Augustin sur la grâce a pris le dessus, à partir du XVIème siècle, tant en milieu protestant (Luther se rattache à lui avec la doctrine de la justification et Calvin avec celle de la prédestination), qu’en milieu catholique à cause des controverses suscités par Jansen et Baius[2]. L’intérêt pour ses doctrines sur l’église est au contraire celui qui prévaut aujourd’hui, à cause du Concile Vatican II qui a fait de l’Église son thème central, et à cause du mouvement œcuménique dans lequel l’idée d’Eglise est le nœud crucial à dénouer. En recherchant chez les Pères une aide et une inspiration pour  la foi aujourd’hui, nous nous occuperons de ce second domaine d’intérêt d’Augustin qui est l’Eglise.

L’Eglise n’était pas un thème inconnu pour les Pères grecs et les écrivains antérieurs à Augustin (Cyprien, Hilaire, Ambroise), mais leurs affirmations se limitaient la plupart du temps à répéter et commenter des affirmations et des images de l’Ecriture. L’Eglise est le nouveau peuple de Dieu; on lui a promis d’être indéfectible; c’est « la colonne et la base de la vérité »; l’Esprit Saint est son maître suprême; l’Eglise est « catholique » parce qu’elle s’étend à tous les peuples, enseigne tous les dogmes et possède tous les charismes; sur les traces de Paul, on parle de l’Eglise comme étant le mystère de notre incorporation au Christ par le baptême et du don de l’Esprit Saint; celle-ci est née du côté transpercé de Jésus sur la croix, comme Eve de la côte d’Adam endormi [3].

Mais tout cela était dit occasionnellement; la question de l’Eglise ne se pose pas encore. Augustin, qui dut lutter presque toute sa vie contre le schisme des donatistes, sera justement obligé de le faire. Personne aujourd’hui ne se souviendrait probablement de cette secte nord-africaine, si ce n’est pour le fait qu’elle fut l’occasion qui fit naître ce que nous appelons aujourd’hui l’ecclésiologie, c’est-à-dire un discours réfléchi sur ce qu’est l’Eglise dans le projet de Dieu, sa nature et son fonctionnement.

Vers l’an 311, un certain Donat, évêque de Numidie, se refusa d’accueillir à nouveau dans la communion ecclésiale ceux qui, sous la persécution de Dioclétien, avaient remis les Livres Sacrés aux autorités civiles, reniant leur foi pour avoir la vie sauv
e. En 311, fut élu évêque de Carthage un certain Cécilien, accusé (selon les catholiques, à tort) d’avoir trahi la foi sous la persécution de Dioclétien. Un groupe de soixante-dix évêques nord-africains, sous la conduite de Donat, s’opposa à cette nomination, destitua Cécilien et élit Donat à sa place. Excommunié par le pape Miltiade en 313, celui-ci resta néanmoins à sa place, déclenchant un schisme qui créa en Afrique du Nord une Eglise parallèle à l’Eglise catholique jusqu’à l’invasion des vandales, un siècle plus tard.

Au cours de la polémique, ceux-ci avaient tenté de justifier leur position par des arguments théologiques et c’est en intervenant dans leur réfutation qu’Augustin élabora peu à peu sa doctrine de l’Eglise. Cela se vérifia dans deux cadres différents: dans les œuvres écrites directement contre les donatistes et dans ses commentaires sur les Ecritures et ses discours au peuple. Il est important de faire la distinction entre ces deux contextes, car selon ceux-ci, Augustin insistera plus sur tels ou tels aspects de l’Eglise et ce n’est que de l’ensemble que l’on peut tirer sa doctrine complète. Voyons donc, toujours, dans les grandes lignes, quelles sont les conclusions auxquels le saint arrive dans chacun de ces contextes, en commençant par celui qui est explicitement anti-donatiste.

a. L’Eglise, communion des sacrements et société des saints. Le schisme donatiste était parti d’une conviction : la grâce ne peut être transmise par un ministre qui ne la possède pas ; les sacrements administrés de cette manière sont donc privés de tout effet. Cet argument appliqué, au début, à l’ordination de l’évêque Cécilien, s’est étendu très vite aux autres sacrements et en particulier au baptême. Avec cela les donatistes justifient leur séparation des catholiques et la pratique de rebaptiser qui venait de leurs rangs.

En réponse, Augustin élabore un principe qui deviendra une conquête définitive de la théologie et crée les bases du futur traité De sacramentis: la distinction entre potestas et ministerium, c’est-à-dire entre la cause de la grâce et son ministre. La grâce issue des sacrements est œuvre exclusive de Dieu et du Christ; le ministre n’est qu’un instrument: « Pierre baptise, c’est le Christ qui baptise ; Jean baptise, c’est le Christ qui baptise ; Juda baptise, c’est le Christ qui baptise »[4]. La validité et l’efficacité des sacrements ne sont pas empêchées par le ministre indigne : une vérité dont le peuple chrétien, on le sait, a encore aujourd’hui besoin de se souvenir…

L’arme principale des adversaires ainsi neutralisée, Augustin peut élaborer sa grande vision de l’Eglise, en faisant certaines distinctions fondamentales. La première est celle entre l’Eglise présente ou terrestre, et l’Eglise future ou céleste. Seule la seconde sera une Eglise formée uniquement de tous les saints; dans l’Eglise du temps présent on trouvera toujours mêlés le grain et la zizanie ; elle est le filet qui ramasse du bon mais aussi du mauvais poisson, soit les saints et les pécheurs.

A l’intérieur de l’Eglise, à son stade terrestre, Augustin fait une autre distinction, celle entre la communion des sacrements (communio sacramentorum) et la société des saints (societas sanctorum). La première unit entre eux visiblement tous ceux qui participent des mêmes signes extérieurs : les sacrements, les Ecritures, l’autorité; la seconde unit entre eux uniquement tous ceux qui, en plus des signes, ont aussi en commun la réalité cachée dans les signes (la res sacramentorum), c’est-à-dire l’Esprit Saint, la grâce, la charité.

Comme ici-bas il sera toujours impossible de savoir avec certitude qui possède l’Esprit Saint et la grâce – et encore plus s’il persévèrera jusqu’à la fin dans cet état –, Augustin finit par identifier la vraie communauté définitive des saints à l’Eglise céleste des prédestinés. « Que de brebis maintenant au dedans, seront en-dehors, et que de loups maintenant au-dehors seront alors au- au-dedans » ![5]

La nouveauté, sur ce point, par rapport aussi à Cyprien, c’est que ce dernier faisait consister l’unité de l’Eglise dans quelque chose d’extérieur et visible – la concorde de tous les évêques entre eux – alors que pour Augustin celle-ci consiste en quelque chose d’intérieur: l’Esprit Saint. L’unité de l’Eglise est accomplie par celui-là même qui accomplit l’unité dans la Trinité. « Le Père et le Fils ont voulu que nous soyons unis entre nous et avec eux, par ce lien qui  les  unit,  c’est à dire  l’amour  qui  est  l’Esprit  Saint[6]. Celui-ci exerce dans l’Eglise la même fonction qu’exerce l’âme dans notre corps naturel: c’est-à-dire qu’il en est le principe animateur et unificateur. « Ce que l’âme est pour le corps humain, l’Esprit l’est pour le corps du Christ qui est l’Eglise »[7].

La pleine appartenance à l’Église exige les deux choses à la fois, la communion visible des signes sacramentaux et la communion invisible de la grâce. Mais elle admet des degrés, si bien qu’il n’est pas dit que l’on doive être forcément dedans ou dehors. On peut être en partie dedans et en partie dehors. Il y a une appartenance extérieure, ou des signes sacramentaux, dans laquelle se situent les schismatiques donatistes, et les mauvais catholiques, et une communion pleine et totale. La première consiste à avoir le signe extérieur de la grâce (sacramentum), mais sans recevoir la réalité intérieure produite par eux (res sacramenti), ou à la recevoir, mais pour sa condamnation, non pour son salut, comme dans le cas du baptême administré par les schismatiques ou de l’Eucharistie reçue indignement par des catholiques.

b. L’Eglise corps du Christ animé par l’Esprit Saint. Dans les écrits exégétiques et dans les discours au peuple nous retrouvons ces même principes qui sont à la base de l’ecclésiologie ; mais Augustin, moins pressé par la polémique et parlant, pour ainsi dire, en famille, peut insister davantage sur les aspects intérieurs et spirituels de l’Eglise qui lui tiennent le plus à cœur. L’Eglise y est présentée, sur un ton souvent élevé et ému, comme le Corps du Christ (l’adjectif mystique qui sera ajouté par la suite manque encore), animé par l’Esprit Saint. Augustin établit un parallélisme si étroit entre l’Eglise et le corps eucharistique du Christ que parfois il finit presque pour les identifier. Ecoutons ce qu’écoutèrent, à une fête de Pentecôte, ses fidèles sur cette question:

« Veux-tu comprendre ce qu’est le corps du Christ ? Ecoute l’Apôtre dire aux fidèles: Vous êtes le corps du Christ et ses membres (1 Co 12,27). Si donc vous êtes le corps du Christ et ses membres, c’est votre propre symbole qui repose sur la table du Seigneur. C’est votre propre symbole que vous recevez. A ce que vous êtes, vous répondez « Amen », et cette réponse marque votre adhésion. Tu entends : « Le corps du Christ », et tu réponds : « Amen ». Sois un membre du corps du Christ, afin que ton « Amen » soit vrai …Soyez ce que vous voyez et recevez ce que vous êtes »[8].

Le rapport entre les deux Corps du Christ se fonde, selon Augustin, sur la singulière et symbolique correspondance entre le devenir de l’un et la formation de l’autre. Le pain de l’Eucharistie est le résultat d’une pâte faite de tant de grains de blé et le vin d’une multitude de grains de raisin, ainsi l’Eglise est formée de plusieurs personnes, réunies et amalgamées ensemble par la charité qui est l’Esprit Saint[9]. Comme le blé dispersé sur les collines, d’abord ramassé, puis moulu, pétri dans l’eau et cuit au four, les fidèles éparpillés dans le monde ont été rassemblés par la Parole de Dieu, moulus par les pénitences et les exorcismes qui précèdent le baptême, plongés dans
l’eau du baptême et passés au feu de l’Esprit. A l’égard de l’Eglise aussi on doit dire que le sacrement « significando causat »: signifiant l’union de plusieurs personnes en une, l’Eucharistie la réalise, la cause. C’est en ce sens qu’on peut dire que « l’Eucharistie fait l’Eglise ».

 3. Actualité de l’ecclésiologie d’Augustin

Essayons maintenant de voir comment les idées d’Augustin sur l’Eglise peuvent aider à éclairer les problèmes auxquels celle-ci est confrontée aujourd’hui. Je voudrais en particulier m’arrêter sur l’importance de l’ecclésiologie d’Augustin pour le dialogue œcuménique. Une circonstance rend ce choix particulièrement d’actualité. Le monde chrétien se prépare à célébrer le cinquième anniversaire de la Réforme protestante. Des déclarations et des documents communs commencent à circuler en vue de l’événement[10]. Il est vital pour toute l’Eglise que l’on ne gâche pas cette occasion, en restant prisonniers du passé, en cherchant à épurer peut-être avec davantage d’objectivité et moins d’irénisme que par le passé, les raisons et les fautes des uns et des autres, mais que l‘on fasse un saut en qualité, comme cela se passe dans « l’écluse » d’un fleuve ou d’un canal, qui permet ensuite aux navires de poursuivre leur navigation à un niveau plus élevé.

La situation du monde, de l’Eglise et de la théologie a changé par rapport à jadis. Il s’agit de repartir de la personne de Jésus, d’aider humblement nos contemporains à découvrir la personne du Christ. Nous devons revenir à l’époque des apôtres. Ceux-ci avaient devant eux un monde préchrétien, nous on a devant nous un monde en grande partie postchrétien. Quand Paul veut résumer en une phrase l’essence du message chrétien il ne dit pas: « Nous vous annonçons telle ou telle doctrine », il dit : «  Nous proclamons le Christ crucifié » (1 Co 1 23) et encore : « Nous proclamons le Seigneur Jésus Christ » (cf. 2 Co 4,5).

Ce n’est pas ignorer le grand enrichissement théologique et spirituel produit par la Réforme, ou vouloir revenir au point précédent, mais permettre plutôt à toute la chrétienté de bénéficier de ses conquêtes, une fois libérée de certains forçages dus au climat enflammé du moment et aux polémiques qui ont suivi. La justification gratuite par la foi, devrait par exemple aujourd’hui être prêchée – et plus fortement que jamais –, non pas toutefois en l’opposant aux bonnes œuvres (qui est une question désormais dépassée !), mais en l’opposant à la prétention de l’homme moderne de se sauver tout seul, sans besoin ni de Dieu ni du Christ. Je suis persuadé que s’il vivait aujourd’hui ce serait dans cette manière que Luther lui-même prêcherait la justification gratuite par la foi.

Voyons comment la théologie d’Augustin peut nous aider dans cette entreprise visant à surmonter les barrières séculaires entre les chrétiens. Le chemin à parcourir aujourd’hui est en quelque sorte, dans la direction opposée à celle qu’Augustin a suivie vis-à-vis des donatistes. Il fallait alors progresser de la communion des sacrements vers la communion dans la grâce de l’Esprit Saint et dans la charité; aujourd’hui, nous devons progresser de la communion spirituelle de la charité vers la pleine communion dans les sacrements, notamment l’Eucharistie.

Cette distinction entre les deux niveaux de réalisation de la vraie Eglise – niveau extérieur des signes et niveau intérieur de la grâce – permet à Augustin de formuler un principe, qui aurait été inimaginable avant lui: « Il peut donc y avoir dans l’Eglise catholique quelque chose de non catholique, comme il peut y avoir en dehors de l’Eglise catholique quelque chose qui est catholique »[11]. Ces deux aspects de l’Eglise – à la fois visible et institutionnel et à la fois invisible et spirituel – ne sauraient être séparés. C’est vrai et Pie XII l’a réaffirmé dans Mystici corporis et le Concile Vatican  II dans Lumen gentium, mais tant que ceux-ci, à cause de séparations historiques et du péché des hommes, ne coïncident malheureusement pas, on ne peut pas donner plus d’importance à la communion institutionnelle qu’à la communion spirituelle.

Selon moi, cela pose vraiment question. Puis-je, en tant que catholique, me sentir davantage en communion avec la multitude de ceux qui, baptisés dans la même Eglise, se désintéressent toutefois complètement du Christ et de l’Eglise ou s’en intéressent uniquement pour en dire du mal, qu’avec tous ceux qui, tout en appartenant à d’autres confessions chrétiennes, croient aux mêmes vérités fondamentales auxquelles je crois, aiment Jésus-Christ jusqu’à donner leur vie pour lui, répandent l’Evangile, se préoccupent de soulager la pauvreté du monde et sont en possession des mêmes dons de l’Esprit Saint que nous ? Les persécutions, si fréquentes aujourd’hui dans certaines régions du monde, ne font pas de distinction : on ne brûle pas des églises et on ne tue pas des personnes parce qu’elles sont catholiques ou protestantes, mais parce que chrétiennes. A leurs yeux, nous sommes déjà  « la même chose » !

Naturellement, cette question est celle que devraient se poser aussi les chrétiens d’autres Eglises vis-à-vis des catholiques, et, grâce à Dieu, c’est précisément ce qui se passe, de manière cachée mais supérieure à ce qu’apparait au grand public. Un jour, je suis convaincu, on s’étonnera  de ne s’être pas aperçu auparavant de ce que l’Esprit Saint était en train de réaliser au milieu des chrétiens de notre temps. Il y a tant de chrétiens d’autres confessions qui regardent l’Eglise catholique avec des yeux nouveaux et qui commencent à reconnaître en elle ses propres racines.

L’intuition la plus nouvelle et la plus féconde d’Augustin concernant l’Eglise, nous l’avons vu, fut celle de localiser le principe essentiel de son unité dans l’Esprit, et non dans la communion horizontale des évêques entre eux et des évêques avec le pape de Rome. Tout comme l’unité du corps humain est donnée par l’âme qui vivifie et anime tous les membres, il en est ainsi de l’unité du corps du Christ. C’est en effet un fait mystique, avant même d’être une réalité qui s’exprime socialement et visiblement à l’extérieur. C’est le reflet de l’unité parfaite qu’il y a entre le Père et Fils par œuvre de l’Esprit. C’est Jésus qui a fixé une fois pour toutes ce fondement mystique de l’unité quand il a dit: « qu’ils soient un comme nous sommes UN » (Jn 17, 22). L’unité essentielle dans la doctrine et dans la discipline sera le « fruit » de cette unité mystique et spirituelle, elle ne pourra jamais en être la « cause ».

Les pas les plus concrets vers l’unité ne sont donc pas ceux que l’on fait autour d’une table ou dans les déclarations communes (si important que tout cela soit); ce sont ceux que l’on fait quand les croyants de différentes confessions, tout en professant leur loyauté à leur propre Eglise, se retrouvent pour proclamer ensemble, dans une entente fraternelle, le Seigneur Jésus, partagent chacun leur charisme et se reconnaissent comme des frères en Jésus Christ.

4. Membre du corps du Christ, animé par l’Esprit !

Dans ses discours au peuple, Augustin n’expose jamais ses idées sur l’Eglise, sans en tirer aussitôt des conséquences pratiques pour la vie quotidienne des fidèles. Et c’est ce que nous voulons faire, nous aussi, avant de conclure notre méditation, comme si nous prenions place au milieu de ses auditeurs de jadis.

Chez Augustin, l’image de l’Eglise comme Corps du Christ, n’est pas nouvelle. Ce qui est nouveau chez lui ce sont les conclusions concrètes qu’il en tire pour la vie des croyants. L’une, c’est que nous n’avons plus de raison de nous regarder avec envie et jalousie les uns les a
utres. Ce que je n’ai pas et que les autres ont, est aussi à moi. Tu entends l’Apôtre faire la liste de tous ces merveilleux charismes: apostolat, prophétie, guérisons…, et la pensée que peut-être tu n’en a reçu aucun t’attriste. Mais attention, avertit Augustin: « Si tu aimes, tu n’en es pas absolument dépourvu. Car si tu tiens par le cœur à l’ensemble de l’Eglise, tu partages avec ceux qui les possèdent les dons de l’Esprit de Dieu. Ne sois point envieux: tout ce que je possède t’appartient : je ne veux moi-même nourrir aucun sentiment de jalousie, car ce que tu possèdes est à moi »[12].

Dans le corps humain, seul l’œil a le privilège de la vue. Mais est-ce pour lui seul qu’il voit ? N’est-ce pas tout le corps qui en bénéficie ? Seule la main agit, mais est-ce pour elle seule qu’elle agit ? Si une pierre s’apprête à frapper l’œil, la main reste-t-elle immobile, se disant que de toute façon le coup n’est pas dirigé contre elle ? La même chose arrive au corps du Christ : ce que chaque membre est et fait, il est et le fait pour tous !

Voici révélé le secret selon lequel la charité est « le chemin par excellence » (1 Co 12, 31): celle-ci me fait aimer l’Eglise, ou la communauté à laquelle j’appartiens, et, dans l’union, tous les charismes m’appartiennent, pas seulement quelques-uns. En fait, il y a mieux. Si tu aimes l’unité plus que je ne l’aime moi, le charisme que je possède t’appartient plus qu’à moi. Supposons que j’aie le charisme d’évangéliser ; je peux m’en réjouir ou m’en vanter, mais alors je deviens « une cymbale retentissante » (1 Co 13,1); mon charisme « ne me sert à rien », alors qu’à celui qui écoute, il lui sert toujours, malgré mon péché. La charité multiplie vraiment les charismes ; elle transforme le charisme de l’un en charisme pour tous.

Fais-tu partie de l’unique corps du Christ ? Aimes-tu cette unité de l’Eglise ?, demandait Augustin à ses fidèles. Alors si un païen te demande pourquoi tu ne parles pas toutes les langues, puisque qu’il est écrit que ceux qui reçurent l’Esprit Saint parlaient toutes les langues, répond sans hésiter: « Bien sûr que je parle toutes les langues! Car j’appartiens à ce corps, l’Eglise, qui parle toutes les langues et dans toutes les langues annonce les grandes œuvres de Dieu ».[13]

Quand nous serons capables d’appliquer cette vérité non seulement aux relations à l’intérieur de notre communauté et à notre Eglise, mais également aux liens qui unissent une Eglise chrétienne à une autre, ce jour-là l’unité des chrétiens sera pratiquement un fait accompli.

Prenons pour nous l’exhortation par laquelle Augustin conclut tant de ses discours sur l’Eglise: « Si vous voulez vivre de l’Esprit Saint, conservez la charité, aimez la vérité et vous gagnerez l’éternité. Amen »[14].

Traduction de Zenit, Isabelle Cousturié

NOTES

[1] Bernard de Chartres, dans Jean de Salisbury, Metalogicon, III, 4 (Corpus Chr. Cont. Med., 98, p.116).

[2] Ce domaine d’influence d’Augustin est le sujet du livre de H. de Lubac, Augustinisme et théologie moderne, Paris, Aubier 1965.

[3] Cf.  J.N.D. Kelly, Early Christian Doctrines, London 1968 chap. XV (trad. Fra. Premières Doctrines chrétiennes, pp. 490-500

[4] Augustin, Contra Epist. Parmeniani II,15,34; cf. tout le Sermo 266.

[5] Augustin, In Ioh. Evang. 45,12:  “Quam multae oves foris, quam multi lupi intus!”

[6] Augustin, Discours,  71, 12, 18 (PL 38,454).

[7] Augustin, Sermo 267, 4 (PL 38, 1231)

[8] Augustin, Sermo 272 (PL 38, 1247 s.)

[9] Ibid.

[10] Cf. le document commun catholique-luthérien “Du conflit à la communion”.

[11] Augustin, De Baptismo, VII, 39, 77.

[12] Augustin, Traités sur Jean, 32,8.

[13] Cf. Augustin, Discours, 269, 1.2 (PL 38, 1235 s.).

[14] Augustin, Sermon 267, 4 (PL 38,  1231).

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Raniero Cantalamessa

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