Carême : deuxième prédication du P. Cantalamessa, ofmcap

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« Orient et Occident face au mystère de la Trinité »

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Le P. Raniero Cantalamessa, ofmcap., prédicateur de la Maison pontificale, a prononcé sa deuxième prédication de carême sur le thème « Orient et Occident face au mystère de la Trinité », ce vendredi 6 mars 2015, dans la chapelle Redemptoris Mater du Vatican, en présence du pape et de la Curie romaine.  

Deuxième prédication de carême

ORIENT ET OCCIDENT FACE AU MYSTERE DE LA TRINITE

1. Mettre ensemble ce qui nous unit

La récente visite du pape François en Turquie, qui s’est terminée par une rencontre avec le patriarche orthodoxe Bartholomée, mais en particulier son exhortation à partager pleinement la foi commune entre l’Orient chrétien et l’Occident latin, m’ont suggéré l’idée de dédier les méditations du Carême de cette année pour répondre à ce désir du pape qui est aussi celui de toute la chrétienté.

Ce désir d’une plus profonde communion entre Catholicité et Orthodoxie n’est pas nouveau. Le concile Vatican II, dans Unitatis redintegratio, exhortait déjà à avoir une considération spéciale pour les Eglises orientales et leurs richesses (UR, 14). Saint Jean Paul II, dans la lettre apostolique Orientale lumen (1995), écrivait:

« Puisque nous croyons que la vénérable et antique tradition des Églises orientales constitue une partie intégrante du patrimoine de l’Église du Christ, la première nécessité pour les catholiques consiste à la connaître pour pouvoir s’en nourrir et favoriser, selon les moyens de chacun, le processus de l’unité. »1.

Ce même pape a aussi formulé un principe que je considère fondamental pour avancer sur le chemin de l’unité : «mettre en commun tout ce qui nous unit qui est certainement plus important que ce qui nous divise »2. Orthodoxie et Eglise catholique partagent la même foi en la Trinité, en l’Incarnation du Verbe, en Jésus Christ, vrai Dieu et vrai homme en une seule personne, qui est mort et ressuscité pour notre salut et qui nous a donné l’Esprit Saint ; nous croyons que l’Eglise est son corps animé par l’Esprit Saint, que l’Eucharistie est « la source et le sommet de la vie chrétienne », que Marie est la Théotokos, la Mère de Dieu, que notre destin est d’avoir la vie éternelle. Que peut-il y avoir de plus important que cela? Les différences interviennent dans la façon de comprendre et d’expliquer certains de ces mystères : elles sont donc secondaires et non primaires.

Jadis, les rapports entre la théologie orientale et la théologie latine étaient marqués par une évidente teinte apologétique et polémique. On insistait (récemment, dans des tons peut-être plus iréniques) sur ce qui les distinguait et ce que chacun croyait avoir de diffèrent et de plus juste par rapport à l’autre. Le moment est venu de renverser cette tendance, en cessant d’insister à tout prix sur les différences (souvent basées sur un forçage, ou une déformation, de la pensée de l’autre) et de partager plutôt ce que nous avons en commun et qui nous unit dans une seule et même foi. Le devoir commun d’annoncer la foi à un monde profondément changé l’exige avec urgence. Aujourd’hui, questions et intérêts ne sont plus les mêmes qu’au moment où sont nées les divergences entre Orient et Occident ; le monde ne comprend même plus le sens de toutes nos subtiles distinctions qu’il considère à des années-lumière loin de lui.

Jusqu’à présent, dans nos efforts visant à promouvoir l’unité entre les chrétiens, prévalait une ligne de conduite que l’on peut formuler de la façon suivante: « résoudre d’abord les différences, pour ensuite partager ce que nous avons en commun » ; la ligne qui s’affirme de plus en plus dans les milieux œcuméniques est : « partager ce que nous avons en commun pour ensuite résoudre, avec patience et respect, les différences ».

Le plus surprenant résultat de ce changement de perspective c’est qu’au lieu de voir les différences doctrinales comme une « erreur », ou une « hérésie » de l’autre, nous commençons à les voir de plus en plus comme quelque chose qui est compatible avec notre position, voire souvent, comme un correctif et un enrichissement pour chacun. On en a eu un exemple concret, sur un autre versant, avec l’accord de l’année 1999 entre l’Eglise catholique et la Fédération mondiale des Eglises luthériennes, à propos de la justification par la foi.

Un sage penseur païen du IV siècle, Quintus Aurelius Symmacus, rappelait une vérité qui prend toute son importance quand on l’applique aux relations entre les différentes théologies d’Orient et d’Occident: « Uno itinere non potest perveniri ad tam grande secretum »3: « On ne peut parvenir à un si grandmystère par une seule voie ». Dans nos méditations nous tâcherons de montrer non seulement l’utilité, mais aussi la beauté et la joie de nous retrouver au sommet de la montagne pour contempler ensemble le même merveilleux panorama de la foi chrétienne, même en venant de directions différentes.

Les grands mystères de la foi, dans lesquels nous chercherons à vérifier l’accord de fonds, malgré la diversité des deux traditions, sont le mystère de la Trinité, la personne du Christ, celle de l’Esprit Saint et la doctrine du salut. Deux poumons, une seule respiration: cette conviction nous guidera dans notre démarche. Le pape François parle à ce propos de « différences réconciliées » : non pas passées sous silence ou banalisées, mais réconciliées. S’agissant de simples prédications de carême, il est évident que je toucherai des problèmes si complexes sans aucune prétention d’épuiser le sujet, par manière de synthèse et non d’analyse.

J’aborde cette tâche avec beaucoup d’humilité, presque sur la pointe des pieds, sachant combien il est difficile de se débarrasser de ses propres catégories pour assumer celles des autres. Ce qui m’encourage c’est que les Pères grecs, comme d’ailleurs les latins, ont été pendant des années mon pain quotidien dans les études et l’enseignement et aussi le fait d’avoir eu tant d’auteurs orthodoxes postérieurs (Siméon le Nouveau Théologien, Cabasilas, la Philocalie, Séraphin de Sarov) comme source d’inspiration dans mon ministère de prédication, sans compter les icones qui sont les seules images devant lesquelles j’arrive à prier.

2. Unité et trinité de Dieu

Commençons notre escalade en affrontant le mystère de la Trinité, c’est-à-dire la plus haute montagne, l’Everest, de la foi4. Au fur et à mesure que l’Eglise, durant les trois premiers siècles, rendait explicite sa foi dans la Trinité, les chrétiens se trouvèrent exposés à la même accusation qu’ils avaient eux-mêmes portée contre les païens: celle de croire en plusieurs divinités, d’être donc eux aussi des polythéistes. Voilà pourquoi, au cours du IV siècle, on apporta une petite mais significative ajoute au credo : au lieu de commencer par les paroles « Je crois en Dieu » (Credo in Deum), celui-ci commence désormais par les paroles : « Je crois en un seul Dieu » (Credo in unum Deum).

Il n’est pas nécessaire de refaire ici l’histoire du procès qui amena à cela ; nous pouvons partir de sa conclusion. Vers la fin du IV siècle, la transformation du monothéisme de l’Ancien Testament dans le monothéisme trinitaire des chrétiens est un fait accompli. Les latins, pour illustrer les deux aspects du mystère, utilisaient la formule « une substance et trois personnes » ; les grecs la formule « trois hypostases, une seule nature (ousia) ». Au terme de discussions serrées, le processus s’acheva apparemment avec un accord total entre les deux théologies. « Com
ment concevoir un accord plus total que celui-ci – s’exclamait Saint Grégoire de Nazianze – et comment pourrait-on dire plus clairement la même chose, même si par de mots différents ? »5

En réalité, il restait encore une différence entre les deux manières d’exprimer le mystère. Aujourd’hui on a l’habitude d’exprimer ainsi la différence : les Grecs et les Latins partent de deux côtés opposés pour définir la Trinité . Les grecs partent des personnes divines, c’est-à-dire de la pluralité, pour arriver à l’unité de nature; inversement, les latins partent de l’unité de la nature divine, pour arriver aux trois personnes. « Le latin, écrit un historien français du dogme, considère la personnalité comme une manière d’être de la nature, le grec considère la nature comme le contenu de la personne ».6

Je crois que l’on peut expliquer cette différence aussi d’une autre façon. Tous les deux, latins et grecs, partent de l’unité de Dieu; aussi bien le symbole grec que le symbole latin commence en disant : « Je crois en un seul Dieu ». Sauf que chez les latins, l’unité est encore impersonnelle ou pré-personnelle ; c’est l’essence de Dieu qui se réalise dans le Père, le Fils et le Saint Esprit, sans être pensée naturellement comme étant préexistante aux personnes. Dans la théologie latine, le traité « De Deo uno » sur l’unicité de Dieu, a toujours précédé le traité « De Deo trino », sur la Trinité.

Chez les Grecs, au contraire, l’unité est déjà personnalisée, car pour eux « l’unité c’est le Père, à partir de qui et vers qui s’énumèrent les autres personnes ».7 Le premier article du credo des Grecs récite lui aussi « Je crois en un seul Dieu le Père tout puissant » (Credo in unum Deum Patrem omnipotentem), sauf qu’ici le « Père tout puissant » n’est pas détaché d’ “un seul Dieu”, comme dans le credo latin, mais forme avec lui un tout. La virgule n’est pas placée après le mot « Dieu », mais après l’adjectif « tout puissant ». Le sens est : « je crois en un seul Dieu qui est le Père tout puissant ». Pour eux, l’unité des trois personnes divines vient du fait que le Fils est parfaitement (substantiellement) uni au Père, tout comme l’est aussi l’Esprit Saint au Fils » 8.

L’une et l’autre manière d’aborder le mystère est légitime, mais aujourd’hui l’on tend de plus en plus à préférer le modèle grec. L’unité en Dieu et la trinité y sont inséparables, forment un seul et même mystère et découlent d’un seul et même acte. En termes plus simples, nous pouvons dire que : le Père est la source, l’origine absolue du mouvement d’amour. Le Fils ne peut exister comme Fils s’il ne reçoit pas avant tout du Père tout ce qu’il est. « C’est à cause du Père – parce que le Père existe -, qu’existent le Fils et l’Esprit », écrit Jean Damascène9. Le Père est le seul au sein de la Trinité, absolument le seul, à ne pas avoir besoin d’être aimé pour pouvoir aimer. Seulement dans le Père se réalise la parfaite équation: être c’est aimer; pour les autres personnes divines, être c’est être aimé.

Le Père est une relation d’amour éternelle et il n’existe pas en dehors de cette relation. On ne saurait donc concevoir d’abord le Père comme l’être suprême et ensuite reconnaître en lui une relation d’amour éternelle. On doit parler du Père en terme d’acte d’amour éternel. Le Dieu unique des chrétiens est donc le Père , conçu toutefois non isolement (comment l’appeler père si ce n’est pas parce qu’il a un fils ?), mais comme étant toujours en train d’engendrer le Fils et de se donner à lui avec un amour infini, un amour qui les unit tous les deux et qui est l’Esprit Saint. L’unité et la Trinité de Dieu jaillissent éternellement d’un seul acte et forment un seul et même mystère.

J’ai dit qu’aujourd’hui beaucoup de gens, en occident aussi, tendent à préférer le modèle grec (et je suis moi-même un de ceux-là) ; mais ajoutons tout de suite que cela ne veut pas dire renier l’apport de la théologie latine. Si la théologie grecque a fourni, pour ainsi dire, le schéma juste pour parler de la Trinité, la pensée latine, elle, lui a garanti, avec Augustin, le contenu de fonds et l’âme, qui est l’amour.

Saint Augustin parle de la Trinité en se fondant sur la définition « Dieu est amour » (1 Jn 4,16). Il voit dans l’Esprit Saint l’amour réciproque entre le Père et le Fils, selon la triade « Aimant, Aimé et Amour » que ses disciples, au Moyen Age, expliciteront et rendront presque canonique10. Sur elle, le théologien Heribert Mühlen a fondé récemment sa conception de l’Esprit Saint comme le « Nous » divin, la koinonia personnifiée entre le Père et le Fils dans la Trinité et, de manière différente, entre tous les baptisés au sein de l’Eglise11.

Saint Grégoire Palamas, au XIV siècle, fut le premier parmi les orientaux à tenir compte de cette contribution de la théologie latine, ayant, finalement, connu de personne le traité sur la Trinité de saint Augustin. Il écrit ceci :

« L’Esprit du Verbe très haut est comme l’amour ineffable du Père pour son Verbe engendré de manière ineffable. Amour que ce même Verbe et Fils aimé a envers le Père, en tant qu’il a l’Esprit provenant avec lui du Père et reposant sur lui, lui étant connaturel »12.

L’ouverture de Palamas est reprise aujourd’hui, dans un autre contexte, par un théologien orthodoxe de renom qui écrit : « L’Expression ‘Dieu est amour’ signifie que Dieu ‘existe’ en tant que Trinité, comme ‘personne’ et non comme substance. L’amour n’est pas une conséquence ou une propriété de la substance divine …mais ce qui constitue sa substance »13. Cette explication n’est pas incompatible, à mon avis, avec la définition que saint Thomas d’Aquin, dans le sillage d’Augustin, donne des personnes divines comme « relations subsistantes »14.

La différence et la complémentarité des deux théologies ne se limite pas d’ailleurs à la seule manière de concevoir l’être et les relations à l’intérieur de la Trinité. A quelque exception près (chez les latins, celle d’Augustin), il est évident que les Grecs s’intéressent davantage à la Trinité immanente, hors du temps, alors que les latins sont plus attentifs à la Trinité économique, soit celle qui s’est manifestée dans l’histoire du salut. Les uns, selon leur propre génie, s’intéressent plus à l’être et à l’ontologie, les autres à sa manifestation dans l’histoire. Vu sous cet angle, on comprend l’habitude qu’ont les latins de commencer leur discours sur Dieu avec le traité « Sur le Dieu unique » et l’on comprend aussi les raisons qui poussent à conserver cette tradition et à en faire une richesse pour tout le monde. Dans l’histoire du salut en effet – nous le verrons tout de suite – la révélation du Dieu unique a précédé celle du Dieu – trinité.

Les deux manières de représenter la Trinité dans l’iconologie grecque et l’art occidental sont une claire manifestation de cette différence d’approche. L’icône canonique de l’Orthodoxie, dont André Roublev est le chef de file, représente la Trinité sous la forme de trois anges égaux et distincts, assis autour d’une table. Toute la scène transmet le sentiment d’une surhumaine quiétude et unité. L’histoire du salut n’est pas ignorée, comme le montre la référence à l’épisode d’Abraham accueillant les trois hôtes, et la table eucharistique autour de
laquelle les Trois sont assis, mais elle reste dans l’arrière-fond.

Dans l’art occidental, à partir du Moyen âge, la Trinité est représentée tout à fait différemment. On voit le Père, les bras étendus, qui tient les deux extrémités de la croix et, entre le visage du Père et celui du Crucifié, plane une colombe qui représente l’Esprit Saint. Les exemples les plus célèbres sont la Trinité de Masaccio à Santa Maria Novella (Florence, Italie) et celle de Dürer au musée de Vienne, en Autriche. Mais on en trouve beaucoup d’autres, de caractère populaire ou artistique. C’est la Trinité comme elle s’est révélée à nous dans l’histoire du salut, dont la croix du Christ constitue le point culminant.

3. Deux voies à laisser ouvertes

Avançons maintenant d’un pas et essayons de voir pour quoi la foi chrétienne a besoin que les deux voies d’accès au mystère trinitaire restent ouvertes et viables. Dit schématiquement : l’Eglise a besoin d’accueillir pleinement l’approche de l’Orthodoxie à la Trinité dans sa vie intérieure (ad intra), c’est-à-dire dans la prière, dans la contemplation, dans la liturgie, dans la mystique ; elle a besoin de tenir compte de l’approche latine dans sa mission évangélisatrice au dehors (ad extra).

Inutile de démontrer le premier point. A cet égard, il suffit d’accueillir avec joie et reconnaissance le très riche patrimoine de spiritualité qui vient de la tradition grecque et byzantine et que plusieurs théologiens orthodoxes, dans les décennies après la guerre, ont rendu accessible au public occidental.15 Un texte de Saint Basile illustre bien l’orientation de fond qui caractérise la vision orthodoxe:

« Le chemin de la connaissance de Dieu va de l’unique Esprit, par l’unique Fils, jusqu’à l’unique Père; et en sens inverse, la bonté naturelle, la sainteté de la nature et la dignité royale vient du Père, par le Fils unique, jusqu’à l’Esprit » 16.

En d’autres termes, sur le plan de l’être ou de la sortie des créatures de Dieu, tout part du Père, passe par le Fils et arrive jusqu’à nous dans l’Esprit ; dans l’ordre de la connaissance ou du retour des créatures à Dieu, tout commence avec l’Esprit Saint, passe par le Fils Jésus Christ et retourne au Père. La perspective est toujours celle de la Trinité.

Je tache d’expliquer par contre pourquoi il est nécessaire, aujourd’hui plus que jamais, en Orient comme en Occident, de connaître et pratiquer aussi l’approche latine au mystère de Dieu un et trine. Voici comment Saint Grégoire de Nazianze, dans un texte célèbre, résume le processus qui porta à croire en la Trinité:

« L’Ancien Testament proclame ouvertement l’existence du Père et commence à annoncer, de manière voilée, celle du Fils; le Nouveau Testament proclame ouvertement l’existence du Fils et fait entrevoir la divinité de l’Esprit Saint. A’ présent l’Esprit est présent parmi nous et nous accorde distinctement sa manifestation. Alors même que la divinité du Père n’était pas encore confessée, il aurait été inconvenant de proclamer ouvertement celle du Fils, comme il aurait été peu sûr de nous imposer le poids de la divinité de l’Esprit alors que celle du Fils n’avait pas encore été acceptée »17.

On voit que cette pédagogie divine est appliquée aussi par Jésus qui dit ne pas pouvoir révéler aux apôtres tout ce qu’il sait de lui-même et de son Père, car ils ne pourraient pas encore «en porter le poids » (Jn 16,12).

Or, il est vrai que maintenant nous vivons à l’époque où la Trinité s’est pleinement révélée et que nous devons donc vivre constamment sous cette « lumière trisolaire », comme l’appellent certains Pères, sans nous perdre dans la contemplation d’un Dieu « être suprême », plus proche du Dieu des philosophes que de celui révélé par Jésus. Mais que dire du monde non croyant, sécularisé et à ré-évangéliser, qui nous entoure ? Ne se trouve-t-il pas dans les mêmes conditions que celui avant la venue du Christ ? Ne devons-nous pas utiliser, à son égard, la même pédagogie que celle utilisée par Dieu dans son révélation à l’humanité?

Nous devons donc, nous aussi, aider nos contemporains à découvrir, avant tout, que Dieu existe, qu’il nous a créés par amour, qu’il est un père très tendre et s’est révélé à nous en Jésus de Nazareth. Pouvons-nous, honnêtement, commencer notre évangélisation, en parlant des trois personnes divines ? Pour reprendre l’image de saint Grégoire, ne serait-ce pas mettre sur le dos des gens un poids qu’ils ne sont pas capables de porter ?

A noter une chose importante. Le Père qui, selon Grégoire de Nazianze, s’est révélé d’abord dans l’Ancien Testament n’est pas encore « le Père de notre Seigneur Jésus Christ », c’est-à-dire le vrai père d’un vrai fils; il n’est pas Dieu le Père de la Trinité; cette révélation n’a lieu qu’avec Jésus. Il est encore père dans un sens métaphorique, en ce sens qu’il est le « père de son peuple Israël » et, pour les païens, le « père du cosmos », le « père céleste ».Donc pour saint Grégoire aussi, la révélation sur Dieu a commencé par le « Dieu un ».

Il y a un sens où le nom de « Dieu » peut et doit être utilisé pour désigner ce que les trois personnes divines ont en commun, c’est-à-dire toute la Trinité18, soit que nous entendions, par cet élément commun, la nature divine, comme disent les anciens Pères à la suite de l’Ecriture (la theia physis de 2 Pt 1,4), soit que, avec Johannes Zizioulas, nous entendions la divine koinonia, « l’être en communion »19.

L’Eglise doit trouver la manière d’annoncer le mystère de Dieu un et trine avec des catégories appropriées et compréhensibles aux hommes de notre temps. C’est comme ça que faisaient les Pères de l’Eglise et les anciens conciles, et c’est en ceci que nous devons les imiter. Il est difficile de penser pouvoir présenter aux hommes d’aujourd’hui le mystère trinitaire avec les catégories de substance, hypostase, propriété et relations subsistantes, même si l’Eglise ne pourra jamais renoncer à les utiliser dans sa théologie et dans les lieux d’approfondissement de la foi.

S’il y a quelque chose, du langage des Pères, que l’expérience de l’annonce montre être encore capable d’aider les hommes d’aujourd’hui, si non à expliquer, au moins à se faire une idée de la Trinité, c’est bien celui d’Augustin centré sur l’amour. L’amour est « communion » et « relation »; il n’existe pas d’amour entre moins de deux ou trois personnes. Tout amour est le mouvement d’un être vers un autre être, accompagné du désir d’union. Entre les créatures humaines, cette union reste toujours incomplète et transitoire, même dans les amours les plus ardents; seule l’union entre les personnes divines arrive à une telle totalité qu’elle fait des Trois, éternellement, un seul Dieu. Ce langage, l’homme d’aujourd’hui est en mesure de le comprendre.

4. Unis dans l’adoration de la Trinité

Saint Augustin nous suggère la meilleure façon de conclure cette reconstruction des deux voies d’approche conduisant au mystère de la très sainte Trinité. Quand ont veut traverser un bras de mer, dit-il, la chose la plus importante n’est pas d’aiguiser la vue pour voir ce qu’il y a sur l’autre rive, mais de monter à bord de la barque qui s’y rend. Ainsi le plus important pour nous n’est pas de spéculer sur la Trinité, mais de rester dans la foi de l’Eglise qui est la barque qui porte à elle20. Nous ne pouvons pas enserrer l’océan dans nos bras, mais nous pouvons entrer dedans lu
i ; en dépit de tous nos efforts, nous ne pouvons pas « comprendre » le mystère de la Trinité, mais nous pouvons faire quelque chose de encore plus beau : entrer en elle!

Il y a un point sur lequel nous sommes tous d’accord, où il n’existe plus de différence entre l’Orient et l’Occident, et c’est le devoir et le besoin d’adorer la Trinité. Seule l’adoration permet de pratiquer en toute vérité l’apophatisme, cette règle d’une humble restriction dans la manière de parler de Dieu qui consiste à affirmer tout en niant. Adorer la Trinité, selon un superbe oxymore de saint Grégoire de Nazianze, c’est élever vers elle « un hymne de silence »21. Adorer c’est reconnaître que Dieu est Dieu et nous des créatures de Dieu. C’est « reconnaître l’infinie différence de qualité entre le Créateur et la créature »22; mais la reconnaître librement, joyeusement, en enfants et non en esclaves. Adorer, dit l’apôtre, c’est « s’élevercontre toute injustice des hommes qui fait obstacle à la vérité.» (cf. Rom 1, 18).

Concluons en récitant ensemble la doxologie trinitaire qui, dès temps les plus reculés, s’élève identique à Dieu de l’Orient et de l’Occident : « Gloire au Père, au Fils et au Saint-Esprit, comme il était au commencement, maintenant et à jamais, pour les siècles des siècles. Amen. »

1 Orientale lumen, nr. 1

2 Tertio millennio adveniente, nr. 16.

3 Q. A. Symmacus, Relatio de arae Victoriae, III,10, in Monumenta Germaniae Historica”, Auctores antiquissimi Bd.6/1, rist.1984.

4 Pour une revue critique de la théologie trinitaire des diverses Eglises chrétiennes, cf. Veli-Matti Kärkkäinen, The Trinity: Global Perspectives, Louisville, Kentucky, 2007.

5 Grégoire de Nazianze, Oratio 42, 15 (PG 36, 476).

6 Th. De Régnon, Études de théologie positive sur la Sainte Trinité, I, Paris 1892, 433.

7 Gregorio Naz., Oratio. 42, 16 (PG 36, 477).

8 Cf. Grégroire de Nysse, Contra Eunomium 1,42 (PG 45, 464)

9 Jean Damascène, De fide orthodoxa, I, 8 (PG 94, 824)

10 Augustin, De Trinitate,VIII, 9,14; IX, 2,2; XV,17,31; cf. Richard de Saint-Victor, De Trin. III,2.18; S: Bonaventure, I Sent. d. 13, q.1.

11 Cf. H. Mühlen , Der Heilige Geist als Person. Ich – Du – Wir, Münster in W., 1963.

12 Grégoire Palamas, Capita physica, 36 (PG 150, 1144s.).

13 J. D. Zizioulas, Du personnage à la personne, in L’être ecclésial, Genève 1981, p. 38.

14 Thomas d’Aquin, Summa Theologiae, I, q.29, a. 4.

15 Cf. V. Lossky, Théologie mystique de l’Eglise d’Orient, Paris 1944; P. Evdokimov, L’Orthodoxie, Paris 1959); J. Meyendorff, Byzantine Theology, New York, 1974.

16 Basile de Césarée, De Spiritu Sancto XVIII, 47 (PG 32 , 153).

17 Cf. Grégoire de Nazianze, Oratio 31 (Theologica II), 26; cf aussi Oratio 32, (Theologica III).

18 Augustin, La Trinité, I,6,10: “ Le nom ‘ Dio’ indique toute la Trinité, pas seulement le Père”.

19 J. Zizioulas, Being as Communion. Studies in Personhood and the Church, London, 1985.

20 Augustin, La Trinité IV,15, 20; Les confessions, VII, 21.

21 Grégoire de Nazianze, Poèmes, 29 (PG 37, 507) (sigomenon hymnon).

22 Søren Kierkegaard, La maladie mortelle.

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Raniero Cantalamessa

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