A propos des origines du chant grégorien

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Les racines carolingiennes de l’Europe chrétienne

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ROME, Jeudi 25 mai 2006 (ZENIT.org) – Le Père Jacques-Marie Guilmard, moine de Solesmes, vient de publier – à Rome dans la revue bénédictine « Ecclesia orans » – une étude sur l’origine précise du chant grégorien.

Il en livre l’essentiel dans l’édition de France Catholique n°3027, en kiosque le 2 juin 2006 (www.france-catholique.fr), ou (www.monde-catholique.com), et la primeur aux lecteurs de Zenit.

Zenit : Père Jacques-Marie Guilmard, le chant grégorien remonte-t-il au pape saint Grégoire ?

P. Jacques-Marie Guilmard : On ne prête qu’aux riches. Ce patronage a été attribué au chant grégorien en raison de l’influence immense qu’a eue ce grand pape (590-604) dans l’Église latine. En fait, ce chant est né en Gaule aux VIIIe et IXe siècles. Il est le fruit des réformes de Pépin le Bref, Charlemagne (768-814) et Louis le Pieux. Pour le répertoire de la Messe, on sait qu’il n’existait pas encore vers 750 et qu’il existait vers 800 (date du premier manuscrit donnant les pièces de chant selon l’ordonnance grégorienne). On sait qu’il n’est pas romain (puisqu’il comporte des particularités étrangères à Rome), et qu’il s’insère exactement dans la révolution liturgique de l’époque carolingienne.

Zenit : De quelle révolution s’agit-il ?

P. Jacques-Marie Guilmard : L’époque de Charlemagne n’a pas connu seulement une refonte de la liturgie, comme celle qui a suivi le Concile Vatican II, elle a connu le remplacement des liturgies gallicanes par une liturgie entièrement nouvelle. Le pape Étienne II est venu en 753 séjourner en Gaule, afin d’obtenir l’aide militaire de Pépin contre les incursions des guerriers lombards. Mais le pape ne pouvait se déplacer sans sa cour, ni sans la liturgie de l’église dont il était le Pontife. Il avait donc amené avec lui ses chantres et tout ce qu’exigeait une liturgie solennelle. Bien sûr, il a présidé de grandes cérémonies (dont celle du sacre de Pépin et de ses fils). Le faste romain a plu, et Pépin a voulu que les églises de son royaume adoptent les usages du pape, aux dépens des usages locaux. C’est ce qui fut fait presque partout en Europe dans les décennies qui suivirent.

Zenit : Comment était-il possible d’adopter hors de Rome les usages du pape ?

P. Jacques-Marie Guilmard : Ce n’était pas facile. Donnons l’exemple du calendrier. Fêter en Gaule les saints et les saintes de la ville de Rome n’était pas très naturel. On le fit pourtant et jusqu’au Concile Vatican II, non seulement en France, mais aussi dans le monde entier. D’autres éléments étaient plus faciles à accueillir, comme l’ordonnance des lectures de la Messe, ou le chant. C’est pourtant dans ce dernier domaine que les Gaulois ont pris le plus de distance par rapport à leur modèle appelé « chant vieux-romain ». Les compositeurs de ce pays ont gardé le cadre romain des pièces de chant, mais ils ont modifié les mélodies selon leur goût ; le résultat fut ce qu’on appelle le « chant grégorien ».

Zenit : Doit-on parler d’un chant nouveau ?

P. Jacques-Marie Guilmard : D’un point de vue global, la réponse est négative, puisque le cadre, les textes, la manière de chanter, etc. sont romains. D’un point de vue musical, la réponse est positive. Les manuscrits qui donnent le chant romain primitif, montrent qu’il était bien plus pauvre que le grégorien. Les compositeurs gallicans ont été géniaux, et l’on est confondu d’une telle création en si peu de temps. En fait, il y avait urgence, puisqu’il fallait pourvoir de chants la célébration des Messes ; or, un répertoire complet a été composé en quelques années. Le chant vieux-romain (qui est antérieur au VIIe siècle) et le chant grégorien sont les ensembles musicaux les plus anciens connus du monde entier. On n’a rien de tel pour un répertoire asiatique ou africain, rien pour la musique byzantine.

Zenit : Depuis quand sait-on la manière dont s’est passée cette révolution ?

P. Jacques-Marie Guilmard : Les historiens ne s’intéressent guère à la musique, et les liturgistes manquent souvent de dons pour la musique, ce qui les oblige à faire abstraction du chant, c’est pourquoi le contexte et la chronologie de la création du chant grégorien sont connus avec certitude, depuis seulement une cinquantaine d’années. Il y a certes encore des réticences chez des personnes qui s’intéressent au grégorien. En effet, des musicologues anglo-saxons peu au fait de la liturgie, ne comprenant pas la portée des arguments propres à la liturgie, leur préféreraient les démonstrations habituellement utilisées pour les phénomènes historiques ordinaires. De même, des fidèles poussés par une piété sentimentale préfèrent imaginer que le chant grégorien fait suite directement aux chants de la Synagogue ou qu’il est en dépendance des mélodies de l’Espagne ou de l’Orient chrétiens. Cette conception supprime d’un revers de main les problèmes liés à la création du grégorien.

Zenit : Mais si l’histoire est déjà faite, alors qu’apportez-vous de plus ?

P. Jacques-Marie Guilmard : On sait depuis déjà plusieurs décennies que le chant grégorien de la Messe a été créé vers 765, à Metz, sous l’autorité de l’évêque saint Chrodegang. Cela comprend les chants d’entrée ou introïts (par exemple ceux qui étaient jadis si connus : Quasimodo, Laetare, etc.), les chants d’offertoire et de communion, et tous les autres chants ornés utilisés pour la Messe. Mais le grégorien comprend aussi le chant des Vêpres, des Matines, des Complies, etc. : c’est ce que l’on appelle l’Office. Or, jusqu’à présent, on ignorait tout de l’origine du chant de l’Office, si ce n’est qu’il avait été créé peu après la composition des mélodies de la Messe.

Zenit : Comment avez-vous procédé pour déterminer la date d’origine et le lieu où est apparu le répertoire de l’Office ?

P. Jacques-Marie Guilmard : La méthode a été simple, même si la rigueur de la démonstration a exigé un gros travail. Le chant grégorien est arrivé jusqu’à nous, non grâce à des disques, mais par des transcriptions faites dans des manuscrits. Il reste quelques centaines de ces témoins. Pourtant, malgré leur diversité d’âge et de lieu, ils donnent presque toujours les mêmes mélodies et bien d’autres détails, sans modifications notables. Or, s’ils mentionnent – comme il se doit – les fêtes des saints romains et celles de leurs saints locaux propres, ils ajoutent toujours quatre saints : Martin, Brice, Maurice et Symphorien qui avaient leur culte à Tours vers l’an 800. Ces saints n’étant jamais réunis, nulle part ailleurs à cette époque, dans un culte commun, on conclut que l’Office a été mis au point et diffusé à partir de Saint-Martin de Tours vers 800, sans doute sous l’égide du grand Alcuin.

Zenit : Quel rôle Alcuin a-t-il eu pour la liturgie ?

P. Jacques-Marie Guilmard : Alcuin était un Anglais formé dans le grand centre intellectuel qu’était York. Appelé par Charlemagne à la cour d’Aix-la-Chapelle, il devint le maître du prince et celui de beaucoup de jeunes gens qui se formaient à l’École du Palais. Plus que professeur, il était une sorte de ministre de la Culture, tant au plan profane que religieux. Vers la fin de sa vie, Charlemagne le nomma supérieur de Saint-Martin de Tours, un centre religieux où les fidèles de tout l’Occident venaient en pèlerinage. L’influence d’Alcuin – directe, ou indirecte et posthume – a été à l’origine d’un grand
nombre de dévotions qui fleurirent au Moyen Age et jusqu’à nos jours : fêtes de la Trinité et de la Toussaint, samedi consacré à Notre Dame, mais aussi fête de saint Martin qui recevait désormais un culte liturgique largement uniformisé. C’est sans doute à Alcuin que l’on doit la célébration de la Décollation de saint Jean-Baptiste au 29 août et l’ancienne fête de la Croix du 3 mai.

Zenit : Vous vous êtes aussi intéressé à l’origine de la fête de sainte Madeleine…

P. Jacques-Marie Guilmard : En occident, la dévotion envers sainte Marie-Madeleine doit son essor principalement au pape saint Grégoire le grand (590-604). Cela ne veut pas dire qu’elle ait été à cette époque l’objet de fêtes liturgiques, comme c’est le cas aujourd’hui pour saint Martin ou pour sainte Jeanne d’Arc. La célébration liturgique de sainte Marie-Madeleine trouve son origine vers 790 à Flavigny en Côte d’Or, lorsque des auteurs d’ouvrages liturgiques ont confondu les saints époux Marius et Marthe avec les sœurs Marie (de Béthanie) et Marthe mentionnées dans l’Évangile, et qu’ils ont posé au 19 janvier les fondements d’une messe en l’honneur des deux amies de Jésus. Or, en occident, cette Marie de Béthanie était identifiée avec Marie-Madeleine ; c’est donc tout naturellement qu’un premier culte liturgique – placé au 19 janvier – a été progressivement transféré au 22 juillet (date actuelle) où des recueils de saints donnaient la fête de sainte Marie-Madeleine seule. La dévotion privée à sainte Marie-Madeleine, qui s’est ainsi doublée d’un culte liturgique, a eu, comme chacun sait, une diffusion extraordinaire durant tout le Moyen Age, ainsi qu’en témoignent les sanctuaires de Saint-Maximin de Provence et de Vézelay.

Zenit : Quel a été l’avenir de cet l’Office grégorien ?

P. Jacques-Marie Guilmard : Cet Office, qui était prévu pour les collégiales et les cathédrales, a été adapté très vite par les moines de Saint-Denis à l’usage des bénédictins. J’ai remarqué en effet que les manuscrits bénédictins qui donnent l’Office grégorien, mentionnent toujours, en plus des saints habituels, non seulement saint Benoît, le patron des moines, mais aussi saint Denis, dont la vie venait d’être écrite par Hilduin, abbé du monastère de Saint-Denis, tout juste après que cette communauté se soit soumise à la pratique de la Règle de saint Benoît (832). L’adaptation a donc été réalisée par cet abbé Hilduin à Saint-Denis vers 835. Dès lors, l’office grégorien a existé sous deux formes qui serviront de base respective à la liturgie des séculiers et à celle des bénédictins jusqu’au XXe siècle. C’est dire combien ces créations faites à Tours et à Saint-Denis ont marqué l’Église en Occident d’une manière cachée mais universelle et profonde.

Zenit : En quoi une telle découverte peut-elle intéresser les chrétiens d’aujourd’hui ?

P. Jacques-Marie Guilmard : Il faut sans cesse revenir aux racines de l’Église et de sa liturgie. Le chant grégorien est né en même temps que l’Europe chrétienne : des Romains, des Francs, des Germains, des Anglais et peut-être des Wisigoths sont impliqués dans sa création. Il est donc bon de se référer à l’idéal chrétien des VIIIe et IXe siècles durant lesquels ont été plantées les racines chrétiennes de l’Europe, et où la liturgie avait une place prépondérante. De la sorte, on sera à même de proposer aux fidèles de notre époque des cérémonies qui « surnaturalisent » leur vie spirituelle et leur vision religieuse du monde, on pourrait dire aussi leur « politique », au sens de conception de la vie civile. L’avenir de l’Europe passe nécessairement par un renouveau qui prenne sa direction et son élan dans les temps anciens chrétiens.

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ZENIT Staff

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